Les migrants et nous : spécificités du modèle multiculturel russe

Des migrants à la gare de Kazan (Tatarstan).

Des migrants à la gare de Kazan (Tatarstan).

Kommersant
Le centre analytique Sova est une grande ONG de Russie qui se consacre à l’étude des problèmes des relations interethniques, du nationalisme et de la xénophobie. Il existe depuis 2002 et publie régulièrement des informations sur les migrations. RBTH s’entretient avec le chef du centre, Alexandre Verkhovski, au sujet de l’attitude des Russes envers les immigrés, du multiculturalisme et du terme politiquement incorrect « intégration ».

Le migrant dans la Russie moderne, qui est-il ? Quel est sont portrait typique ? 

Alexandre Verkhovski : En Russie, le terme « migrant » a pris une signification éloignée de celle qu’il avait à l’origine. Un migrant, ce n’est pas un immigré, qu’il s’agisse d’un résident temporaire ou permanent, mais n’importe quelle personne déplacée si son appartenance ethnique diffère de la société d’accueil. Du point de vue formel, les immigrés de première génération comprennent des millions de personnes qui sont arrivées en Russie depuis les républiques soviétiques après l’éclatement de l’URSS. Nombre d’entre elles sont ethniquement russes et presque personne ne les qualifiera de migrants, même s’ils se sont heurtés à certaines difficultés lors de leur installation. Dans les années 2000, les « migrants » sont avant tout les immigrés et les migrants au sens propre du mot, ceux qui se sont expatriés pour des raisons économiques, venus des pays d’Asie centrale, du Caucase méridional, de certains autres pays d’Asie et très peu d’Afrique. Mais ce sont aussi les personnes arrivées du Caucase russe dans d’autres régions du pays si elles ne sont pas d’origine slave. Tous ces « migrants » sont très différents. La plupart n’ont pas d’argent, quoique certains en aient.

L’un des indices de l’attitude envers les immigrés est le niveau de xénophobie. Qu’enest-ilenRussie ?

A.V.: La première vague de xénophobie a déferlé sur la Russie au début des années 1990. Elle a été provoquée par le choc éprouvé à la suite des conséquences dramatiques de la désagrégation de l’Union soviétique. Cette vague a tari, mais une nouvelle est montée à la charnière des années 1999 et 2000, consécutive à la deuxième guerre de Tchétchénie. Pour des raisons compréhensibles, l’antipathie concernait les Tchétchènes, mais se propageait également aux autres « non-Russes ». De 2000 à 2012, ce sentiment est toujours élevé : plus de la moitié des citoyens estimaient que la majorité ethnique devait bénéficier de privilèges et défendaient le slogan « La Russie aux Russes ».

Un sondage organisé récemment par le Centre analytique Levada indique que le niveau de xénophobie va décroissant au sein de la société russe. A votre avis, à quoi est dû ce phénomène ?

A.V.: Cet indicateur baisse depuis 2014. Selon certains paramètres, il est même plus bas qu’en 2012. L’une des raisons en est la situation en Ukraine. Le danger de l’immigration a été éclipsé par la crise dans les relations avec l’Occident et la nécessité de défendre la population russophone en Ukraine. C’est là qu’il est devenu évident que les problèmes réels liés à l’immigration n’étaient pas vraiment importants, puisqu’ils ont été si facilement éclipsés dans la conscience de la population.

Est-ce une tendance à long terme ou un phénomène éphémère ?

A.V.: Si les personnes interrogées répondent de manière plus rationnelle aux questions du genre « Que faire des immigrés », cela fait naître un optimisme, quoique prudent. Une forte immigration est toujours un grand problème social qui ne peut sans doute pas trouver de traitement indolore. Toutefois, si la plupart des habitants abandonnent enfin l’alarmisme pour se concentrer sur la recherche de décisions constructives, ces dernières pourront être trouvées.

Il y a deux ans, des troubles interethniques ont bouleversé l’une des banlieues-dortoirs de Moscou, Biriouliovo. Ils ont même failli se muer en violences. Est-ce que cela pourrait se répéter, à votre avis ?

A.V.: En fait, il n’existait aucun danger de propagation de ces troubles, ces derniers n’étant possibles pour l’instant que dans le format d’une petite localité, comme la banlieue Biriouliov-ouest. C’est une zone assez isolée, comme une petite ville. En 2013, le pays était arrivé à l’apogée de tels troubles. Depuis début 2014, aucun cas du genre n’a été enregistré. Ce qui est encore une fois lié à la canalisation de l’agressivité et du sentiment du danger dans une autre direction.

La religion, la couleur de peau ou la culture, qu’est-ce qui déclenche le plus souvent un conflit interethnique en Russie ?  

A.V.: En règle générale, la « palme » ne revient ni aux questions économiques ni aux problèmes de sécurité – le terrorisme et la criminalité dite ethnique –, mais à ce qu’on appelle « une perception négative de la distance des cultures ». Les « autres » font tout « autrement ». Le « look » est le marqueur de la distance culturelle. Tout le reste, y compris la religion, est secondaire. D’ailleurs, il n’est pas obligatoire qu’une attitude négative soit exprimée sous forme d’agression, elle peut être latente ou se manifester dans des formes civilisées.

Il semblerait que la xénophobie n’existait pratiquement pas en Union soviétique, que les Ouzbeks, Tadjiks et Azerbaïdjanais, qui arrivent aujourd’hui en Russie comme immigrés, vivaient, alors qu’ils étaient citoyens soviétiques, en bonne entente avec les Russes. En était-ilvraimentainsi ?

A.V.: En tout cas, l’Union soviétique n’a jamais organisé de sondage à ce sujet. Mais je suis né en 1962 et je me souviens d’une certaine xénophobie. Par exemple, « Géorgien » était devenu pratiquement un nom commun, tandis que les ressortissants de l’Asie centrale avaient le même qualificatif qu’actuellement. Des troubles éclataient parfois à la périphérie de l’URSS. Toutefois, il ne pouvait à l’époque y avoir de mouvement nationaliste organisé, tandis qu’aujourd’hui il en existe. La seule chose qui console, c’est que les organisations nationalistes, en tout cas de nationalistes russes, ne bénéficient pas actuellement d’un important soutien.

Les Etats-Unis sont souvent cités comme exemple de pays qui a vaincu la xénophobie, où les immigrés s’assimilent réellement aux autochtones. Qu’en est-il chez nous ?

A.V.: La notion d’assimilation n’est plus politiquement correcte, car elle se définit comme le renoncement par les immigrés à leur identité ethnique et culturelle. Il est préférable d’employer le terme d’intégration qui renvoie au respect de ce qui fait l’unité de la communauté sans interdire le maintien des différences, qui prévoit le cumul de deux identités : ethnoculturelle dans certains aspects de la vie et communes pour la société d’accueil dans d’autres. D’ailleurs, ce cumul se rapporte également à la société d’accueil, et non seulement aux immigrés. L’intégration avance encore difficilement en Russie parce que la société n’est pas prête à reconnaître l’immigration de masse comme un fait. Les immigrés sont souvent qualifiés chez nous de Gastarbeiter, « travailleurs hôtes » comme les appelaient les Allemands qui pensaient dans les années 1950 que les ouvriers de Turquie étaient arrivés provisoirement. Non, les migrations de masse, c’est pour de bon et pour longtemps. Tant que la société n’est pas prête à l’accepter, elle ne sera pas prête à faire d’efforts pour faciliter l’intégration des immigrés, qui pourtant lui est profitable. Toutefois, les immigrés les plus actifs surmontent toutes ces difficultés : ils trouvent un emploi stable, apprennent le russe et fondent des familles mixtes. Pour le moment, le rythme de l’immigration est supérieur à celui de l’intégration, mais le marché du travail en Russie n’est pas illimité et avec le temps cette tendance va s’inverser. Le plus tôt sera le mieux.

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