Dans les années 1990, Kendrick White (sur la photo) a mis en place l’un des premiers centres de formation d’entrepreneurs en Russie Source : archives personnelles
L’Américain Kendrick White, investisseur en capital-risque, a été limogé de son poste de vice-recteur pour l’innovation de l’Université d’Etat de Nijni Novgorod après qu’une chaîne de télévision publique russe eut diffusé une émission dont l’objectif était de « démasquer » les étrangers. Le 28 juin, le présentateur Dmitri Kisseliov a évoqué l’initiative du Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe) visant à dresser une « liste d’exclusion patriotique » répertoriant les structures étrangères susceptibles de déstabiliser la situation en Russie. Sous couvert de l’anonymat, le Conseil de la Fédération a indiqué aux journalistes que cette liste citerait plus de vingt organisations, telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, Freedom House ou la Fondation Soros. Après un contrôle du Parquet général de Russie, les activités de certaines de ces structures seront de fait interdites. Rappelons qu’une fondation peut être interdite dans le pays en vertu de la loi sur les « organisations indésirables ».
Le présentateur a proposé par la suite de visionner un reportage sur les candidats à l’inscription sur cette liste parmi les particuliers. Kendrick White s’est retrouvé parmi ceux-ci. « Comment un tel poste peut-il revenir à un citoyen américain, un investisseur de Washington ? C’est un mystère », indique le reportage. Kendrick White se voit notamment reprocher d’avoir accroché des photos de scientifiques américains sur les murs de l’établissement universitaire d’où « les portraits de leurs collègues russes ont disparu ».
Unmystérieux limogeage
Dans les années 1990, Kendrick White a mis en place l’un des premiers centres de formation d’entrepreneurs en Russie. En 2005, il a fondé la société d’investissement et de conseil Marchmont Capital Partners dont il a pris la direction. Depuis 2013, il était vice-recteur de l’Université de Nijni Novgorod où il s’occupait notamment de commercialisation de projets technologiques, en les présentant sur les principaux marchés.
Au lendemain de la diffusion du reportage télévisé, toutes les informations concernant Kendrick White ont été effacées du site de l’université pour céder la place à la nouvelle de son limogeage « suite à la restructuration du système de gestion des activités innovantes de l’Université et à la nécessité de renforcer le composant scientifique ». Questionné sur le sujet, un responsable de l’Université a déclaré à RBTH que Kendrick White « était en vacances et se trouvait à l’étranger ».
Kendrick White n’est pas joignable. Pour les scientifiques qui le connaissent, son limogeage « après cette émission de propagande » est « de mauvais augure » et pourrait signifier « le début de persécutions contre les étrangers ».
Isolement ?
Dans une interview à RBTH, le vice-recteur de la Haute école d'économie, Issak Froumine, estime qu’avec l’incident de Nijni Novgorod la Russie « se tire une balle dans le pied ». « Ce pays qui a besoin aujourd’hui plus que jamais de percer l’isolement commence à s’isoler lui-même ! » s’indigne-t-il, en faisant remarquer que ce n’était pas « le premier cas du genre ». « Il y a un an, j’ai été prié dans une des régions russes de donner une consultation sur le développement stratégique du système de l’enseignement. Je recevais alors un scientifique qui donnait des conseils aux gouvernements de différents pays. Je lui ai demandé de m’accompagner. Les représentants de la région ont été d’abord très contents, mais par la suite ils se sont ravisés en disant : « Non, nous débattrons de problèmes stratégiques, pourquoi appeler des Américains ? » Si les spécialistes étrangers ont réfléchi jusqu’ici à dix fois avant de venir travailler en Russie, maintenant ils réfléchiront cent fois », a-t-il affirmé.
« Limoger après une émission… C’est du délire », a déclaré à RBTH Alexeï Kondrachev, professeur à l’Université du Michigan à Ann Arbor. « Il y a cinq ans, le pays débloquait d’énormes sommes pour inviter travailler des étrangers et maintenant ces derniers sont renvoyés, a-t-il dit. Ils sont fous ? » Lui-même vit et travaille à Moscou, dans le laboratoire de génomique évolutive qu’il a créé à l’Université Lomonossov. Et bien qu’il ait la double citoyenneté (russe et américaine), personne ne l’a « persécuté pour l’instant », a-t-il indiqué, en constatant qu’il pouvait être lui aussi considéré comme un spécialiste étranger.
L’histoire de ce limogeage « n’est pas très jolie », estime Sergueï Markov, directeur de l’Institut des études politiques (proche du Kremlin). Toutefois, « elle est logique et indispensable », a-t-il noté. « C’est l’opinion publique qui exige que les autorités russes de tous échelons, notamment les recteurs d’écoles supérieures, fassent monter le degré de suspicion envers les citoyens des pays qui soutiennent la politique de terrorisme pratiquée par les autorités de Kiev », a-t-il expliqué à RBTH.
Sans droit moral ni politique
« Ce que l’on observe aujourd’hui en Russie, c’est plutôt une tendance à l’auto-isolement, à l’élévation d’un nouveau mur entre la Russie et en premier lieu l’Occident », a déclaré à RBTH Pavel Saline, politologue et directeur du Centre des études de politologie de l’Université des finances auprès du gouvernement russe, en évoquant notamment la liste préparée par les sénateurs.
Issak Froumine fait observer pour sa part que la présence de professeurs et responsables étrangers dans un établissement d’études supérieures « est un avantage concurrentiel, c’est normal ». Par exemple, l’Université de physique et de technologie de Moscou est notamment liée au secteur de la défense nationale et « personne ne s’étonne, heureusement, que le président de son conseil stratégique international soit le président du Massachusetts Institute of Technology (Leo Rafael Reif) ».
Pour ce qui est de la liste, son apparition est une tentative de faire entrer en vigueur la loi sur les organisations étrangères « indésirables » (aucune organisation n’y est encore répertoriée), affirme Pavel Saline. Konstantin Kossatchov, président de la commission des affaires internationales du Conseil de la Fédération, qui a avancé l’initiative de cette liste, a déclaré précédemment que « nous n’avions le droit ni moral, ni politique de tolérer la désagrégation du pays », ce qui signifie « qu’il est indispensable de soumettre les acteurs étrangers à un contrôle efficace ».
Au moment de l’écriture de cet article, le sénateur n’était pas joignable pour commentaires. La fameuse liste « patriotique » devrait être adoptée lors d’une séance le 8 juillet.
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