Les représentants militaires des puissances alliées. De gauche à droite : Marsengo (Italie), le Baron Rikkel (Belgique), Nicolas II (Russie), le Général Williams (Grande-Bretagne), le Marquis de Gramont (France) et le Colonel Land Kievitch (Serbie). Crédit photo : RIA Novosti
« Cet oubli injustifié de la Première Guerre mondiale au sein de la conscience nationale est principalement dû aux interprétations idéologiques déformées dont elle a fait l’objet à l’époque soviétique », explique Natalia Narotchnitskaïa, historienne russe. En effet, la Première Guerre mondiale fut oubliée en Russie dès sa fin et pour longtemps.
L’idéologie soviétique l’a qualifiée d’impérialiste : des groupes de la bourgeoisie se seraient affrontés pour conquérir des marchés en utilisant les ouvriers et les paysans trahis. En très peu de temps, tous les souvenirs de la guerre furent détruits. Le cimetière fraternel de Moscou, où étaient enterrés les soldats russes morts au front, fut rasé.
On n’évoquait la Première Guerre mondiale que parce qu’elle fut le catalyseur des événements révolutionnaires qui, finalement, amenèrent les bolcheviks au pouvoir. Les colossales pertes humaines subies par la Russie et la mémoire des succès de l’armée russe tombèrent dans l’oubli. Et, une fois que l’Union soviétique eut vaincu l’Allemagne d’Hitler, la guerre impérialiste perdue fut effacée de la mémoire collective.
Dans le discours idéologique soviétique, la Première Guerre mondiale n’avait tout simplement pas d'utilité. Elle était perçue différemment en Occident. La guerre de 1914-1918 fut pour l’Europe une épreuve grave et douloureuse : des millions de victimes, des villes détruites, l’effondrement des principes traditionnels.
En Russie, où cette guerre fut suivie d’une guerre civile qui s’acheva par un régime totalitaire, elle fut rapidement oubliée. Les Européens, en revanche, durent parcourir un long chemin pour exorciser ce traumatisme.
Les tentatives visant à héroïser la guerre, à la transformer en une ressource symbolique pour former le nationalisme européen et surmonter ainsi les souvenirs négatifs, se soldèrent par la catastrophe encore plus importante que fut la Seconde Guerre mondiale.
Des membres du bataillon de la mort russe féminin de la Première guerre mondiale. Crédit photo : Corbis / All Over Press
Cette leçon concerna la génération suivante d’Européens. Les petits-enfants de ceux qui combattirent sur la Marne ou à Verdun voyaient la Première Guerre mondiale d’un tout autre œil que leurs aïeux. Pour eux, les citoyens d’une Europe engagée dans l’unification, ce fut une tragédie commune dont la mémoire devait être préservée pour prévenir sa répétition dans le futur.
Une attitude de respect paisible envers cette guerre s’installa dans la conscience des Européens. Le jour de sa fin, le 11 novembre, célébré dans plusieurs pays d’Europe, est devenu plutôt une journée dédiée à la mémoire. Et ce n’est pas uniquement parce que le dernier vétéran de la Première Guerre mondiale est mort il y a quelques années ; l’Occident a profondément changé depuis 1918.
Dans l’Europe unifiée, il n’y a pas de place pour le nationalisme. L’expérience de la guerre est comprise et assimilée, on peut la considérer comme un événement, certes important, mais désormais historique.
Paradoxalement, la Russie a parcouru le même chemin. Les Européens ont traversé la période « d’expiation » de la guerre comme une expérience directe de la génération présente. La Russie, elle, n’a pas connu cette période. Dans la mémoire nationale, la niche « héroïque » est pour toujours occupée par la Grande Guerre patriotique.
C’est une mémoire vivante, transformée en mythe, qui est protégée par tous les moyens de réécritures et interprétations. La Première Guerre mondiale ne possède pas un tel halo de sainteté, mais grâce à cela, elle est perçue précisément comme un fait historique. Aussi, on peut l’étudier et la comprendre librement.
Les artilleurs russes chargent leurs armes lors d'un combat contre les troupes allemandes durant la Première guerre mondiale. Crédit photo : RIA Novosti
L’historien russe Anatoli Outkine écrit : « La Première Guerre mondiale est la guerre la plus intéressante, car après cette guerre, la Russie a changé. En outre, la mémoire de cette guerre est encore plus vive des dizaines d’années plus tard, quand les erreurs et les pertes de cette époque ont trouvé un nouvel écho. Globalement, la Première Guerre mondiale fut un test de maturité pour la Russie. Et, malheureusement, la Russie n’a pas passé ce test, bien qu’elle ait montré une dignité et un héroïsme incroyable ».
La leçon historique tragique que la Russie n’a pas apprise – c’est bien la vision que la plupart des Russes ont de la Première Guerre mondiale. Beaucoup de choses sont difficiles à comprendre.
Pourquoi s’être impliqué dans un conflit dont l’issue ne pouvait qu’être dévastatrice ? Comment ne pas voir, dans les épreuves militaires, le mirage d’une révolution en devenir ? Et surtout, pourquoi perdre une guerre quasiment gagnée, et ce non sur le champ de bataille, mais suite à l’effondrement définitif du système politique en place ?
Les tentatives de répondre à ces questions clés de l’histoire russe suscitent un intérêt vif des Russes vis-à-vis de la Première Guerre mondiale. Les tirages des livres consacrés à cette guerre vont croissant, des musées se créent, la mémoire familiale de ces événements lointains renaît.
En août, Moscou se dotera d’un monument à la mémoire des soldats russes de la Première Guerre mondiale. Cent ans plus tard, la justice historique a triomphé.
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