Dessin de Dmitri Divine
L’avion russe abattu par les forces aériennes turques constitue une épreuve sans précédent pour les relations bilatérales entre Moscou et Ankara. Récemment encore, certains experts et hommes politiques les citaient comme un exemple de succès dans l’édification de rapports entre deux rivaux historiques récents.
Toutefois, il serait erroné de considérer les problèmes actuels comme un « coup de tonnerre dans un ciel serein ». L’expert turc Bülent Araz a qualifié les relations russo-turques de « partenariat compétitif ». En effet, les avis de Moscou et d’Ankara étaient loin de coïncider sur tous les dossiers politiques. Notamment sur le conflit du Haut-Karabakh ou sur la Géorgie, dont les politiques turcs ont toujours affirmé l’intégrité territoriale. Et bien que la Turquie n’ait jamais concentré ouvertement son attention sur le problème de la Crimée, son attitude envers le changement du statut de la péninsule en faveur de la Russie peut être qualifiée de scepticisme prudent.
Toutefois, ces différends ont pu être pendant longtemps surmontés grâce au développement de relations économiques mutuellement avantageuses. Le pragmatisme semblait devoir continuer à reléguer au second plan les contradictions et les discussions sur les dossiers politiques. D’autant plus que les rapports de l’homme fort de Turquie de ces dix dernières années, le président Recep Tayyip Erdogan, avec les Etats-Unis et l’Union européenne laissaient à désirer. Ankara n’approuvait pas les relations de Washington avec les mouvements kurdes du Proche-Orient, tandis que l’avancée de la Turquie sur la voie de l’intégration européenne n’enthousiasmait pas vraiment Bruxelles. Les parties n’ont pas réussi à s’entendre sur le dossier chypriote. En outre, la « carte kurde » à l’intérieur de la Turquie provoquait des débats dans l’UE sur l’opportunité d’intégrer Ankara à cette organisation. Qui plus est, la Turquie était l’unique pays membre de l’Otan à avoir obtenu le statut de partenaire dans le dialogue avec l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Ainsi, la Russie et la Turquie constataient leurs désaccords sur certains dossiers sans pour autant franchir « les lignes rouges » ou mettre en doute la nécessité d’intensifier la coopération économique. Preuve en était la préparation du projet énergétique Turkish Stream devant réduire la dépendance de la Russie vis-à-vis de l'Ukraine qui assure le transit du gaz russe.
Mais cette logique de « statu quo » a commencé à se fêler bien avant 2015. Les sources remontent à 2011, année où la vague du « printemps arabe » déferle sur le Proche-Orient. Si Moscou y voyait un défi lié à l’effondrement des Etats laïcs, au renforcement du fondamentalisme islamique et au risque de contagion vers les anciennes républiques de l’Union soviétique et même la Russie, la Turquie le considérait comme une chance de rétablir son influence dans une région qu’Ankara ne considérait plus comme prioritaire depuis longtemps. D’où le soutien de la Turquie au leader des Frères musulmans égyptiens, Mohamed Morsi, une brusque volte-face vers la critique d’Israël et la « palestinophilie » politique ainsi que la lutte contre le régime du président syrien Bachar el-Assad. La Turquie laissait ainsi clairement entendre que le Proche-Orient était sa sphère d’influence.
Finalement, les deux géants eurasiatiques ont vu se former une « optique » politique différente. Pour la Russie, les menaces principales en Syrie sont le groupe extrémiste Etat islamique (EI) et le démantèlement de l’Etat laïc. Côté turc, on appréhende un éventuel renforcement des positions des Kurdes et des Alaouites et la défaite de ses « clients » désireux de consolider l’influence turque dans la région.
Il est évident que l’incident avec l’avion a mis en péril les relations. Les enjeux sont le prestige des deux pays et leur interprétation des moyens de trouver une issue à la situation actuelle. Les émotions sont vives tant à Ankara qu’à Moscou. Mais, premièrement, les deux pays possèdent d’ores et déjà une certaine expérience de sortie de situations complexes, voire d’impasses. Deuxièmement, aucun d’eux ne désire aider des forces tierces en affaiblissant l’autre. Et, troisièmement, la Turquie réalise qu’aussi grande que soit son antipathie pour Assad, la déstabilisation dans le pays voisin risque pourrait avoir un « effet boomerang » et frapper la société turque. En effet, il existe au sein de cette dernière des islamistes radicaux prêts à lutter contre Erdogan indépendamment de ses relations avec la Russie. Car même en cas de détérioration de celles-ci, il n’obtiendra ni le pardon ni le soutien de ces forces. Tout ceci laisse prudemment espérer que les deux pays trouveront un modus vivendi dans un nouveau contexte complexe.
Sergueï Markedonov est maître de conférences à la chaire d’étude des régions et de la politique étrangère de l’Université des sciences humaines de Russie
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