Les Russes stoïques face aux oscillations du rouble

Dessin de Sergueï Elkine

Dessin de Sergueï Elkine

On aurait pu s’attendre à des troubles publics et des élans révolutionnaires de la part de la société russe, appauvrie depuis le début de l’année par les fluctuations des taux de change. Toutefois, il n'en est rien. Pourquoi ?

Depuis plusieurs jours, les éditions spéciales de la presse russe rapportent des nouvelles des guerres des devises, et on pourrait penser que la population du pays est obsédée par les oscillations angoissantes du rouble par rapport aux devises mondiales. Des variations de 10% et même 20% au cours d’une seule journée, négatives ou positives, signifieraient pour le moins une catastrophe pour de nombreux pays du monde, et seraient suivies de démissions des gouvernements, voire de troubles publics.

On pourrait croire que ce scénario risque de se produire d’une minute à l’autre en Russie : le peuple appauvri (en dollars, la richesse est divisée par deux) sortirait dans la rue, et le président serait contraint de sacrifier le gouvernement Medvedev. Pourtant en Russie, le terme « catastrophe », même s’il est prononcé aux actualités, doit être divisé au minimum par dix pour refléter la réalité. Le pays est immense et l’inertie de tous les processus l’est encore plus.

Il suffit de se rappeler l’expérience des dernières décennies, qui ont vécu plusieurs dévaluations du rouble. Сertaines étaient plus importantes encore, comme, par exemple, en 1998 (la situation actuelle est bien meilleure qu’à cette époque). La dernière remonte à il y a six ans à peine. Aucune n’a provoqué de contestations sociales, encore moins politiques, même à l’époque où l’opposition était beaucoup plus forte et organisée qu’aujourd’hui et que les possibilités d’organiser de telles contestations étaient bien plus vastes. Cette endurance face à la dévaluation a plusieurs causes.

La principale : la majeure partie de la population russe vit exclusivement avec la monnaie nationale et ne recourt pas aux devises, même comme moyen d’épargner. Le montant de dépôts des citoyens russes dans les banques s’élève actuellement à 16,8 trillions de roubles (220 millions d’euros au cours actuel). Au cours de cette année dramatique, ce volume a diminué, mais au final, la contraction finale n’a même pas atteint 1% par rapport au début de l’année : dès l’été dernier, le flux monétaire s’est inversé, compensant presque entièrement le premier choc. Par ailleurs, il n’y a pas eu de ruée massive sur les devises au cours de l’année.

Il est important de rappeler que les dépôts appartiennent, en grande partie, à un nombre relativement restreint de citoyens. La plupart des Russes (selon l’étude de VTsIOM réalisée en début d’année, et dans le contexte de stagnation, ce chiffre n’a pas pu augmenter), soit 71%, n’ont strictement aucune économie. Quels que soient leurs volumes, les dépôts bancaires (et non les comptes courants sur lesquels les salaires sont versés pour être immédiatement retirés aux guichets automatiques), ne concernent que 10% de la population. La notion d’épargne pour un Russe moyen commence à partir du chiffre modique d’environ 250 000 roubles (3 400 euros au cours actuel). L’argent est souvent conservé à la maison, en prévision d’un achat important. Selon différents sondages, seuls 4 à 7% de la population recourent aux devises comme moyen d’épargner.

Bien entendu, le cours du dollar par rapport au rouble en tant que tel intéresse les Russes (plus de la moitié de la population suit son évolution). Mais il ne les intéresse que de loin, comme quelque chose qui concerne surtout les « Moscovites capricieux » ou simplement les riches qui n’ont jamais eu la cote en Russie. Même en ce qui concerne les voyages à l’étranger, l’effet direct de la dévaluation est limité. Seuls 15% de la population dispose d’un passeport, et pour la plupart, ils partent une fois par an en Turquie ou en Egypte. La part des Russes qui voyagent régulièrement en Occident oscille entre 3 et 5%, et ces personnes sont déjà suffisamment averties pour savoir minimiser leurs risques de change et ne pas céder à la panique.

Concernant l’impact de la dévaluation sur la hausse des prix, il est réel et ira croissant dans les mois à venir. Toutefois, une baisse de 10% du rouble par rapport au dollar équivaut à environ 1% d’inflation supplémentaire. Le reste de la hausse inflationniste est nourri par l’économie russe même, car elle n’est pas suffisamment diversifiée, beaucoup trop monopolisée et insuffisamment compétitive. Pourtant, même une hausse des prix à hauteur de 20-30%, ne poussera pas les gens à manifester, car ce phénomène n’est ni nouveau, ni surprenant en Russie.

La situation actuelle se distingue également par la confiance, sans précédent durant l’époque post-soviétique, que la population accorde au président et au gouvernement sur fond de confrontation avec l’Occident. Pour la plupart des Russes, leur pays a raison et est traité avec injustice. Bref, « La Crimée est à nous ! ». À l’heure actuelle, pas moins de 80% des Russes (données du Centre analytique Levada fin novembre) font confiance au président (une multiplication du taux de confiance de 1,5 fois en un an). Le nombre de ceux qui estiment qu’il n’est pas digne de confiance est passé de 12% à 4% en un an. Contrairement aux années précédentes, la hausse de la cote de confiance du président s’accompagne d’une hausse équivalente à l’égard des autres organes du pouvoir. Sur fond de guerre en Ukraine, les Russes accordent une confiance telle au pouvoir, que la bataille dramatique entre le rouble et le dollar n’est pas encore considérée comme un motif d'inquiétude publique massive.

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