Mistral : précédents à méditer

La remise en cause de la livraison des bâtiments à la Russie n’est pas sans précédents analogues, explique l'historien Alexandre Verchinine. Et la commmande passée à la France était d’abord un geste politique aux yeux de Moscou.
Dessin de Voctor Bogorad

En 2014, la magie des dates est parfois sidérante. Comme s’il ne suffisait pas que les événements ukrainiens soient comparés à la crise des Balkans ayant conduit à la Première Guerre mondiale, il est possible d’établir une analogie vieille d’un siècle elle aussi à propos des péripéties actuelles autour des deux Mistral destinés à la Russie. À l’été 1914, sur proposition du premier lord de l’Amirauté britannique Winston Churchill, le gouvernement de sa Majesté prend la décision unilatérale d’immobiliser dans leurs chantiers navals deux dreadnoughts destinés à la Turquie, déjà construits et pratiquement prêts à être livrés. Un scandale s’ensuit : la Turquie est alors un pays neutre, une telle démarche est donc sans fondement, hormis l’intérêt politique.

Tous ceux qui considèrent la situation actuelle comme inédite ont oublié que la Russie se trouvait il n’y a pas si longtemps à la place de la France. En 2010, Moscou a refusé de livrer à l’Iran des complexes de missiles antiaériens S-300 déjà payés par l’autre partie contractante. Les raisons en étaient les mêmes : pression politique de la part de Washington et de ses alliés.

Cela explique en partie pourquoi Moscou a réagi avec autant de calme à la déclaration du ministre français de la Défense Jean-Yves le Drian, qui a reconnu le 5 décembre que le porte-hélicoptères Vladivostok pourrait ne jamais rejoindre son port d’attache. En matière de ventes d’armements, il est nécessaire d’être prêt pour ce type d’éventualités. Par ailleurs, l’achat de ces navires à la France a initialement été pensé par le Kremlin comme un geste politique.

Le Mistral était important pour la Russie, mais non en raison de ses caractéristiques techniques. Conçu pour les débarquements sur les côtes sauvages et le soutien à ses hélicoptères, ce BPC (bâtiment de projection et de commandement) est vulnérable dans une bataille navale et nécessite une forte escorte. Pour la Marine russe et sa doctrine traditionnellement défensive, il est relativement difficile de trouver un emploi à un tel navire. Mais à travers cet accord, Moscou a pénétré au cœur du saint des saints du bloc occidental : la coopération militaro-technique, considérée comme la forme la plus élevée de collaboration entre les États.

Rappelons le contexte politique dans lequel la décision avait été prise. Trois années seulement s’étaient écoulées après le conflit armé avec la Géorgie au cours duquel le président français Nicolas Sarkozy avait joué le rôle de médiateur. Sa diplomatie de la navette avait dans l’ensemble permis de consolider un statu quo favorable au Kremlin dans le Caucase. Sarkozy est également devenu l’un des opposants les plus actifs à l’octroi à Kiev d’un plan d’action en vue de son adhésion à l’Otan.

Jusqu’alors, la France était considérée par la Russie comme un partenaire influent au sein de l’Union européenne. Locomotive politique d’une Europe unie, elle jouait, depuis l’époque du général de Gaulle, un rôle particulier dans les relations Est-Ouest.

Que voyons-nous en 2014 ? Un effondrement de grande ampleur de tout l’édifice des relations entre la Russie et l’Occident. Avec ou sans les Mistral, Paris n’est déjà plus un médiateur. Pour le Kremlin, cette attitude invalide la quasi-totalité du projet. Aux yeux des dirigeants français, la ressource politique du contrat Mistral est également épuisée. Les possibilités de conduire une action indépendante à l’égard de la Russie s’avèrent de plus en plus limitées. François Hollande n’y porte d’ailleurs pas le même intérêt que son prédécesseur.

Les deux parties pourraient se séparer à l’amiable, mais pour les Français, un problème aigu se pose. Le contrat a été signé ; il convient donc de l’honorer ou de restituer l’argent et payer des pénalités. Dans une telle situation, l’intérêt primoridal de la France est de garder son argent sans perdre la face, ce qui ne sera possible que si Moscou fait preuve de bonne volonté. Le Kremlin est-il prêt à faire un geste ?

Après le torpillage des livraisons de S-300 à l’Iran, Téhéran a consenti à un certain nombre de concessions relatives au contrat, la Russie étant son principal partenaire dans le dialogue avec l’Occident. En son temps, Sarkozy avait sans doute espéré que les emplois liés à la commande et une forte rentrée budgétaire allaient améliorer son image à la veille des élections de 2012. Si Moscou adoptait la même attitude que Téhéran, elle lui permettrait de maintenir le contact avec un pays clé du bloc occidental, dans un contexte où la crise ukrainienne a entraîné une rupture avec tous les autres, dont l’Allemagne.

C’est évidemment ce sur quoi misent les Français. Le fait que Hollande ait récemment endossé le costume de négociateur en chef sur la question ukrainienne est tout sauf une coïncidence. Sa visite éclair à Moscou du 6 décembre est à ce titre éloquent. Et bien que selon le président Poutine, le sort des Mistral n’ait pas été évoqué durant les entretiens, le sujet plane nécessairement au-dessus des relations franco-russes.

Alexandre Verchinine est docteur en histoire et secrétaire scientifique au Centre d’analyse des problèmes et d’étude de l’État et de l’administration

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