La Russie et les USA peuvent-ils se passer l’un de l’autre ?

Dessin de Tatyana Perelygina

De toute l’histoire des relations russo-américaines depuis la « guerre froide », ces dernières n’étaient jamais tombées aussi bas qu’aujourd’hui. Il est possible de débattre longuement et passionnément pour savoir à cause de qui, comment et pourquoi les relations entre les deux puissances en sont arrivées à ce point. Mais aujourd’hui, il est essentiel de comprendre les implications de l’état actuel des relations russo-américaines pour nos pays ainsi que pour l’ensemble du monde. En commençant bien sûr avec la crise actuelle en Ukraine.     

D’aucuns pensent que la situation dramatique en Ukraine pourrait constituer un puissant stimulant en faveur d’un réexamen critique de la politique européenne et mondiale contemporaine, ainsi que de la recherche de nouvelles approches en matière de sécurité internationale. Après tout, chaque crise majeure est également une période de renouveau, un catalyseur de changement en termes de paradigmes intellectuels et politiques.      

Cette règle générale ne fonctionne malheureusement pas pour l’instant en ce qui concerne l’Ukraine. Cette conclusion s’impose lorsque l’on examine les débats consacrés à la crise ukrainienne aux USA. Malgré une diversité d’appréciations au sujet des causes, des dynamiques et des conséquences potentielles de la crise ukrainienne, sur ces thèmes, les milieux politiques et les experts américains focalisent presque exclusivement les discussions sur deux points. En premier lieu, l’on débat avec animation de la question des sanctions visant la Russie. En second lieu, il semblerait que les élites politiques et intellectuelles américaines s’efforcent par tous les moyens de se convaincre elles-mêmes ainsi que leurs partenaires du fait que les Etats-Unis sont entièrement capables de se passer de la Russie pour apporter des solutions aux principaux problèmes internationaux.       

Fait remarquable, les discussions à Washington au sujet de la crise ukrainienne ressemblent étonnement aux débats moscovites sur le même thème. D’un côté, nous essayons encore et encore de nous persuader que nous n’avons peur d’aucunes sanctions. D’un autre côté, on nous explique à longueur de journaux et sur les écrans de télévision que le monde est bien plus vaste que l’Amérique, et que la Russie n’a pas grand-chose à perdre en cas de réduction de sa coopération avec les Etats-Unis.

Dans ces débats à distance, il est difficile de trouver des idées fraîches et des propositions innovantes de sortie de crise. Il est en revanche très facile d’y retrouver le style, les clichés de propagande et les stéréotypes du temps de la « guerre froide ». 

D’un côté comme de l’autre, la réapparition de fantômes et de phobies appartenant à une époque depuis longtemps révolue peut être attribuée à la nature hautement émotionnelle inhérente à n’importe quelle crise internationale sérieuse. Mais le drame de cette situation est que la rhétorique politique négative a la fâcheuse habitude de se transformer en pratique politique. Nous assistons dès aujourd’hui au gel du partenariat russo-américain, une rupture de contacts à différents niveaux, détruisant par là le fragile édifice de la coopération bilatérale entre la Russie et les USA.

Avant tout, l’idée même qu’il faille en temps de crise réduire au minimum le dialogue mutuel semble absurde. Tout au contraire, le dialogue est plus nécessaire que jamais en situation de crise, dans la mesure où sans dialogue, il est impossible de s’accorder sur quoi que ce soit, même sur le plan de la théorie. Ce dialogue est indispensable non seulement au niveau des présidents et des ministres des Affaires étrangères, mais doit également concerner les responsables politiques d'échelons inférieurs, comprenant un large éventail de ministères et d’organisations de part et d’autre. Nous avons besoin d’un dialogue entre parlementaires, entre centres d’analyse indépendants, d’interactions dynamiques entre les médias, les institutions de la société civile et le secteur privé. Dans le cadre de ce dialogue intensif mené dans différentes sphères, nous pourrions être en mesure d’identifier les solutions pratiques que ne parviennent pas à trouver les chefs d’Etat et les ministres au cours de rencontres et entretiens téléphoniques nécessairement brefs.     

En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle la Russie pourrait très bien vivre sans les USA, et les Etats-Unis sans nous, il convient de clarifier le sens des termes « très bien vivre ». Bien entendu, les relations économiques entre nos pays ne sont primordiales ni pour l’un, ni pour l’autre. Et il va de soi que l’absence de coordination stratégique entre le Kremlin et la Maison blanche ne va pas directement conduire à une guerre nucléaire. Par ailleurs, tout le monde a compris depuis longtemps que dans le monde multipolaire actuel, l’axe « Moscou – Washington » ne joue plus le rôle central qui était le sien au cours de la seconde moitié du siècle précédent.   

Et pourtant. Il ne se trouvera pratiquement personne pour nier que le gel de la coopération russo-américaine constitue un développement tangible, susceptible d’entraver le règlement d’un grand nombre de problèmes internationaux, tandis que d’autres problèmes seront tout simplement insolubles. Cela s’applique notamment aux crises régionales et à la prolifération nucléaire. A la lutte contre le terrorisme international et contre le trafic de drogues. A l’exploration spatiale et à la coopération internationale dans l’Arctique. En dépit de la gravité de la crise ukrainienne, la liste des crises internationales n’est en aucun cas épuisée. Placer l’ensemble du spectre des relations bilatérales russo-américaines sous la dépendance directe d’un unique événement de la vie internationale pourrait donc s’avérer pour le moins irréfléchi.

Toute crise constitue un test pour l’ensemble de ses participants. Chaque camp saura-t-il faire preuve de suffisamment de sagesse pour s’abstenir de « couper les ponts », de ne pas céder aux émotions du moment, de voir au-delà des victoires et défaites tactiques pour prendre en compte les perspectives de long terme ? Nous espérons vivement que la Russie et les USA sortiront de cette épreuve avec le moins de dommages possibles, tant pour eux-mêmes que pour le reste du monde.   

Igor Ivanov ets l'ancien ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie, Président du Conseil russe pour les affaires internationales.

 

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