Un temple intérieur, ou comment les Kalmouks vivent leur foi à Moscou

Texte : Marina Obrazkova
Photos et vidéos : Vladimir Stakheev

Moscou n’avait encore jamais connu la pénurie de lieux de culte. Avant la révolution, il existait même l’expression des « quarante par quarante » (quarante multipliés par quarante, soit 1600, ou plus simplement « énormément ») pour désigner son très grand nombre dans la capitale russe. 

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Aujourd’hui, la ville compte des églises orthodoxes et catholiques, anglicanes et luthériennes, des mosquées et des synagogues. Tous les habitants et les hôtes de la capitale peuvent trouver refuge pour prier. Tous, sauf les bouddhistes. Les représentants de l’une des trois grandes religions au monde n’ont, aujourd’hui encore, toujours pas de lieu de culte à Moscou.    

Ayuka, 25 ans, est Kalmouk. Il est arrivé à Moscou en 2006, depuis la capitale de la Kalmoukie, Elista, qui est aussi l’un des centres bouddhistes de Russie. 

Bien qu’Ayuka n’ait pas trouvé de temple bouddhiste à Moscou, il a continue d’ériger un temple en son âme, et étudie les enseignements bouddhistes par lui-même. Il a même réussi à initier certains de ses nouveaux amis à sa religion.    

Aujourd’hui, les Kalmouks sont des citoyens russes. La République de Kalmoukie est une entité à part entière de la Russie, située dans sa partie sud-est. Mais ce ne fut pas toujours le cas: les racines du peuple kalmouk s’ancrent en Asie, au sein des tribus d’éleveurs de la Mongolie de l’Ouest. C’est seulement dans la première moitié du XVIIe siècle que les princes locaux prêtent allégeance au tsar de Russie et se déplacent vers les steppes de la basse Volga.

Après la révolution de 1917, naît la « Région des steppes du peuple kalmouk ». Et dix-hui ans plus tard, elle devient une République socialiste soviétique autonome: elle fait intégralement partie de l’Union soviétique. Les Kalmouks ont survécu à l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale, à la répression soviétique, à la déportation en Sibérie. En treize ans, ils perdront une terre qu’il ne reverront qu’en 1957.    

Après la chute de l’URSS, la Kalmoukie devient une république de la Fédération de Russie. Dans les années 2000, les Kalmouks comme beaucoup d’autres habitants du Sud de la Russie, région économiquement peu développée, commencent à émigrer vers Moscou. Selon les chiffres officiels, la capitale compte aujourd’hui quelques 3000 Kalmouks.  

  

Dans la capitale, ils ont apporté dans leurs bagages leur langue, leur cuisine et leur religion, le culte bouddhiste tibétain de l’école Gelugpa. Dans les steppes de la Kalmoukie, ils ont laissé leurs activités traditionnelles telles que l’élevage nomade ou la chasse. A Moscou, les Kalmouks accèdent à des professions plutôt prestigieuses: on trouve parmi eux des professeurs, des économistes et même un président, celui de la Fédération internationale d’échecs, Kirsan Iliumjinov, également président de la République de Kalmoukie.  

Ayuka est arrivé à Moscou avec ses parents. Lui et son frère ont été envoyé à la capitale pour étudier respectivement le droit et l’économie à l’université. Les parents d’Ayuka ont quitté travail et maison dans leur Kalmoukie natale pour venir s’installer ici et ils ne regrettent pas leur choix.    

Au début, nous avons souvent déménagé, de chambre en chambre, d’appartement en appartement    
Au final, nous avons réussi à nous adapter.

La ville d’Elista, d’où Ayuk est originaire, est une petite ville de province, minuscule comparée à Moscou. Les premiers temps, le jeune homme était impressionné par beaucoup de choses, mais il s’est rapidement habitué à la capitale : « Au début, nous avons souvent déménagé, de chambre en chambre, d’appartement en appartement. Mes parents ont beaucoup donné pour nous organiser un chez-soi accueillant. Et nos amis étudiants nous ont aidé à nous sentir plus à l’aise dans la capitale en nous faisant visiter la ville. Au final, nous avons réussi à nous adapter. Des amis nous ont aussi aidé à trouver du travail en tant qu’analyste dans une société de paris en ligne où nous travaillons désormais, mon frère et moi ».    

Ayuka raconte qu’à Moscou, il a des amis de différentes nationalités et confessions, mais aussi des bouddhistes provenant des autres régions russes : « Je suis curieux de savoir comment ils vivent dans d’autres villes de Russie, de connaître leur philosophie bouddhiste ».    

Le bouddhisme russe possède ses propres caractéristiques : « Avant l’ère soviétique, les Kalmouks pouvaient participer à des rites (services religieux, prières), mais la philosophie de l’enseignement bouddhiste ne s’est pas transmise. Contenus, ils l’étaient parce que l’on craignait une déformation des principes canoniques du bouddhisme. 

Cependant, après la chute de l’URSS, il fut décidé de transmettre l’enseignement à tous ceux qui le désirait. En Kalmoukie, on se mit à construire activement des temples et les bouddhistes russes y ont vu une possibilité de se développer religieusement ».    

" Le bouddhisme, c’est avant tout une éthique de la non-violence, une philosophie de l’interdépendance "

Les amis moscovites d’Ayuka font preuve d’un vif intérêt pour sa religion. Mais, à en juger par les questions fréquemment posées, peu sont familiarisés avec le bouddhisme. La faculté d’Ayuka ne compte que cinq Kamouks. Les Russes, eux, sont en revanche très nombreux. Ayuka explique volontiers à tous les intéressés en quoi consiste sa religion : « Le bouddhisme, c’est avant tout une éthique de la non-violence, une philosophie de l’interdépendance. Nous sommes tous liés par la loi du karma, nos différences sont de second plan. En premier lieu, tout le monde cherche à être heureux, personne ne veut souffrir, et en cela, nous sommes unis ».    

Même en l’absence de temple, Ayuk a continué à observer la tradition bouddhiste. Il a célébré chacune des fêtes bouddhistes en compagnie d’amis bouriates, a prié et a médité.    

L’essence même du cheminement bouddhiste, c’est le travail sur soi, l’exigence de devenir meilleur

A l’automne 2012, il a entendu parler pour la première fois du centre bouddhiste de Moscou Tsongkhapa. Depuis, il s’y rend régulièrement et participe, aux côtés d’autres bouddhistes de la capitale, aux rites traditionnels. « Nos rites ont lieu deux fois par mois. Je me rends également à des cycles d’apprentissage, qui ont lieu au printemps et en automne ».    


L’été 2013, Ayuka s’est rendu dans la région du Baïkal pour effectuer une retraite bouddhiste. Tout le monde peut s’y rendre, c’est gratuit, il faut juste compter les billets d’avions et les dépenses quotidiennes pour l’hébergement et la nourriture. Un maigre coût face à la grandeur de l’expérience spirituelle. « L’objectif principal d’une retraite au Baïkal, c’est l’aspiration au perfectionnement de soi. L’essence même du cheminement bouddhiste, c’est le travail sur soi, l’exigence de devenir meilleur. Nous avons beaucoup parlé de cela. Après les conférences, les participants passent individuellement à la pratique, grâce à la méditation ».    

Durant les huit années de sa vie à Moscou, Ayuk ne s’est jamais rendu dans une église orthodoxe. Même par curiosité.    

En revanche, parmi les participants aux enseignements de la philosophie bouddhiste, on trouve beaucoup d’orthodoxes. Selon Ayuk, même quelqu’un de très religieux peu se passer de lieu de culte s’il dispose de son propre temple intérieur. L’inverse ne semble pas aussi évident.    

Texte : Marina Obrazkova
Photos et vidéos : Vladimir Stakheev
Produit par Russia Beyond the Headlines, 2014