L’industrie de rock en URSS : le fruit défendu pour les idéalistes

Concert « clandestin » du groupe Aquarium. Crédit photo : Alexandre Astafiev / RIA Novosti

Concert « clandestin » du groupe Aquarium. Crédit photo : Alexandre Astafiev / RIA Novosti

Comme le guitariste de génie Jimmy Hendrix, qui n'aurait peut-être pas existé si Leo Fender n'avait pas inventé sa célèbre Stratocaster, le rock soviétique n'aurait jamais vu le jour sans les gens courageux et pleins de peps qui organisaient des concerts des groupes malgré la répression gouvernementale.

Au début des années 1970, en pleine époque brejnevienne, les étudiants de l'Institut des relations internationales de Moscou et de l'Université linguistique Maurice Thorez ont commencé à organiser des concerts en utilisant des modèles commerciaux auparavant inconnus.

Vendus à un prix entre 3 et 5 roubles (la bourse d'étude se chiffrant à l'époque à 35 roubles en moyenne), les « billets » pour ces spectacles - en effet, des moitiés de cartes postales, marquées par un cachet improvisé représentant une silhouette d'un oiseau ou d'un animal – ne mentionnaient ni la date, ni l'emplacement, ni même le prix : toutes les infos étaient transmises de bouche à oreille.

Ainsi a démarré l'ère des concerts de rock dits « clandestins » en Union soviétique.

Il est difficile actuellement de déterminer exactement qui était le pionnier qui a organisé le premier concert de rock à Moscou, mais la plupart des historiens estiment que c'était Iouri Eisenspies.

Cet homme qui est devenu après la chute de l'URSS un des producteurs de musique les plus célèbres de Russie, a été arrêté en 1970 et condamné à 18 ans de prison pour avoir violé la législation financière du pays.

Et ce n'était pas surprenant : la production de concerts clandestins représentait une forme d’entreprise, soit, selon les lois soviétiques, un crime.

Mais ce n'est pas tout : contrefaçon de documents, production et vente illégales de billets, interprétation de chansons non autorisées par la censure, rassemblement illégal, consommation d’alcool dans un lieu public – voici la liste des délits reprochés aux organisateurs et aux participants des spectacles de rock, les sanctions allant de l’expulsion de l’université à la prison.   

Concert « clandestin » de Machina Vremeni

Cependant, contrairement aux trafiquants d’antiquités, d’icônes, de monnaies et d’autres biens interdits, qui avaient pour motivation l’argent, les organisateurs de concerts de rock étaient tous des idéalistes. Ils aimaient sincèrement la musique et la connaissait bien. Pour de nombreux jeunes gens soviétiques, le rock représentait à l’époque une sorte de religion.

Ils redessinaient même les photos de John Lennon des albums de Beatles, les transformant en icônes. C’est pourquoi les autorités avaient de la peine à lutter contre les représentants d’underground : il ne s’agissait pas d’une bande de criminels, mais d’un mouvement puissant de jeunes qui avaient des valeurs spirituelles très différentes et plutôt occidentales.

Très nombreux, les rockeurs savaient en plus bien s’organiser. Toute une industrie clandestine de production de guitares électriques et d’amplificateurs pour les groupes de rock a émergé en URSS juste en quelques années.  

Les rockeurs créent en outre plusieurs studios d’enregistrement secrets. Grâce aux bootlegs, les albums de célèbres artistes circulaient librement à travers le pays. C’est ce qu’on a baptisé plus tard « rock russe ».

À la fin des années 1970, il y avait dans la capitale russe déjà une dizaine d’organisateurs de concerts de rock qui avaient à leur disposition un réseau d’assistants qui distribuaient les billets et s’occupaient du marketing. Parmi les « agents » les plus célèbres figurait Tonia Krylova, étudiante en médecine, puis docteur en salle d’urgence.

Presque tous les groupes de rock underground de Moscou de la seconde moitié des années 1970, comme par exemple Machina Vremeni et Voskressenie, participaient aux concerts organisés par Tonia.

Concert « clandestin » de Aquarium 

J’ai eu la chance d’assister à un de ces spectacles quand j’étais encore un écolier. Une salle pour quelques 700 personnes était pleine d’étudiants. L’ambiance unique qui y régnait, était radicalement différente de celle des concerts des groupes soviétiques « officiels », approuvés par le gouvernement : pas d’affiches, de policiers, ni de vieilles ouvreuses.

Il n’y avait que Tonia et quelques gars de son équipe à l’entrée. Après avoir traversé ce cordon primitif, les spectateurs étaient laissés à eux-mêmes. On faisait ce qu’on voulait. Cependant, il n’y avait pas de bagarres ni, de gens ivres. Et tout cela était organisé juste par quelques personnes !

La production de concerts représentait une activité très rentable, les revenus atteignant 3 000 à 5 000 roubles (75-125 euros), argent énorme à l’époque. Mais le risque était également très important : les organisateurs, les musiciens et même les spectateurs pouvaient à tout moment être arrêtés et emprisonnés. Cela se passait souvent.

C’est pourquoi les spectacles étaient organisés sans documents, dossiers financiers ou contrats : on ne voulait pas laisser de preuves. S'ils étaient arrêtés, les rockeurs disaient tous la même chose devant le tribunal : « Je n’ai rien payé, je ne connais pas les organisateurs, je suis juste entré dans la salle par hasard après avoir entendu des guitares dans la rue. Tonia Krylova? Jamais entendu parler ».

Si les gens étaient solidaires – et c’était le cas habituellement, - les policiers étaient obligés de libérer tous les arrêtés.    

Les autres villes soviétiques ont rapidement suivi l’exemple de la capitale. Dans les années 1980, les musiciens ont commencé à organiser des tournées clandestines. Et un peu plus tard, la perestroïka rend beaucoup plus facile la production de concerts : l’interdiction de l’entreprise privée étant levée, l’organisation de concerts n’est plus illégale.

L’industrie de rock soviétique devient plus comme en Occident. Finalement, en 1991, le système totalitaire qui durant plus de 70 ans limitait les activités économiques de ces citoyens, s’est effondré. Et c’étaient le rock russe et ses agents qui y ont joué un rôle important.

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