En Libye, ni amis ni ennemis

Image par Natalia Mikhaylenko

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L’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye montre à quel point la confusion est grande au Proche-Orient

La situation au Proche-Orient s’est tellement compliquée qu’il est désormais impossible de savoir qui combat avec qui et de définir deux camps distincts. Le meurtre de l’ambassadeur américain à Benghazi, ville dont les habitants avaient accueilli avec joie les bombardements de l’OTAN en Libye, ne fait que renforcer cette confusion.

Lorsque la poussière est retombée à l’emplacement du World Trade Center, détruit par des kamikazes islamistes en septembre 2001, une nouvelle ligne de front est apparue dans le monde. Par-delà les concepts de bien et de mal était né le « terrorisme international », ennemi du « monde libre ». Et seule une idéologie universelle pouvait le vaincre, à savoir  la démocratie qui, dans l’idéal, devait se répandre par elle-même. Et si ce n’était pas le cas pour l’une ou l’autre raison, il fallait alors l’imposer, quitte à utiliser la force.

Les néoconservateurs suivaient deux idées. Premièrement, tant que les États-Unis étaient une superpuissance mondiale, les mesures pour assurer leur sécurité devaient avoir un caractère international. Deuxièmement, le système démocratique est le meilleur moyen de garantir cette politique de défense ainsi qu’un développement pacifique, et plus de pays l’adoptent, plus l’Amérique sera en sécurité. Les événements ultérieurs (Afghanistan, Irak, élections en Palestine et soutien des « révolutions colorées ») ont ainsi matérialisé ces idées.

La ligne du trio Bush-Cheney-Rumsfeld s’est toutefois avérée mauvaise, et Barack Obama a dû passer une majeure partie de son mandat à essayer de se débarrasser de l’héritage de ses prédécesseurs. Ironie du sort : c’est sous l’administration Obama que la volonté des néoconservateurs a commencé à vraiment se concrétiser.

Le Proche-Orient s’est réveillé et des foules de gens ont exigé une réelle démocratisation, balayant ainsi des régimes dictatoriaux, que ce soit de manière autonome ou avec une aide extérieure. Les fidèles alliés d’hier dans la lutte contre le terrorisme étaient détrônés, et les vainqueurs de ces révolutions entièrement populaires étaient ceux considérés, il y a peu encore, sinon comme des terroristes, du moins comme leurs complices.

Durant le conflit afghan des années 80, les Nations unies avaient soutenu les moudjahidines contre l’Union soviétique, avant qu’ils ne fondent al-Qaida et retournent leurs armes contre leurs anciens protecteurs. Ce soutien des Nations unies n’avait pas été bien réfléchi : l’objectif de causer des dommages au communisme et à l’URSS était tellement prioritaire qu’on n’avait pas pris en compte toutes les conséquences possibles. De plus, il était impossible de prévoir, à l’époque, que l’islam renforcerait à ce point ses positions politiques après la fin de la confrontation Est-Ouest.

Aujourd’hui, peu de gens croient encore au vecteur de développement : l’antiaméricanisme dans le monde arabe, et de manière plus large dans le monde musulman, est un phénomène généralisé, en particulier dans les masses populaires qui constituent la base de l’électorat. D’autant plus que la confrontation culturelle et religieuse, qui a débuté au tout début de la campagne contre le terrorisme, a eu des conséquences importantes.

Pour chaque islamiste radical, par exemple, il existe un pasteur complètement dingue comme Terry Jones, qui a brûlé le coran en public en jouissant ouvertement des fruits de sa provocation et de l’immunité que lui confère le premier amendement. Fait important : ce soutien aux révolutions dans le monde arabe n’est pas un choix délibéré de Washington, et la tentative de s’adapter à la vague de changements est due à l’instinct idéologique cité plus haut.

La veille de l’anniversaire des attentats du 11 septembre, Mohamed al-Zawahiri, frère de l’actuel leader d’al-Qaida qui vit en Égypte, a proposé à l’Occident et aux États-Unis une trêve de 10 ans lors d’une interview à al-Jazeera. En échange, il demande aux Américains de ne pas s’immiscer dans les affaires internes des pays islamiques, qui seront en retour prêts à défendre « les droits légitimes » des États-Unis et de l’Occident tout en arrêtant de les provoquer.

Il ne faut pas prendre ces déclarations au sérieux. Premièrement, Mohamed reconnaît lui-même qu’il ne parle plus à son frère Ayman depuis de nombreuses années. Deuxièmement, même s’il avait des contacts avec lui et pouvait avoir une influence, al-Qaida n’est pas un réseau vertical où les décisions prises par le haut sont appliquées à la lettre par tous, mais une marque abstraite comprenant les structures les plus diverses avec des objectifs et des tâches différents.

Ces propos sont d’ailleurs significatifs. Mohamed al-Zawihiri est un des bénéficiaires du « printemps arabe ». Il a passé 14 années dans les prisons égyptiennes pour extrémisme, mais a été complètement acquitté cette année, comme beaucoup des opposants à l’ancien régime.

L’islam politique, qui était souvent abordé dans le contexte d’al-Qaida et de la coalition internationale contre le terrorisme au début des années 2000, a aujourd’hui pris une toute autre dimension. Les islamistes arrivent au pouvoir de manière légitime dans les pays arabes. Les « Frères musulmans » dirigent l’Égypte et, contre toute attente, Mohamed Morsi n’est pas un président décoratif à la botte de la junte militaire : il a clairement imposé son contrôle sur la situation.

Il existe évidemment une grande différence entre lui et les extrémistes partisans des al-Zawihiri. Le fossé avec Moubarak n’est, en revanche, pas si grand. Et il se rétrécira probablement. On observe des points similaires aux deux régimes, comme la socialisation des radicaux ou le glissement des modérés dans leur direction, tout en légitimant les uns et les autres.

Il y a dix ans, on espérait que les actes terroristes de New York et Washington éclairciraient au moins la situation afin de déterminer ennemis et amis. Mais le printemps arabe a brouillé les cartes. En Libye, en Égypte, en Syrie et au Yémen, les États-Unis sont quasiment devenus les alliés de ceux qu’ils combattaient dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Le Proche-Orient vit un tournant capital, des changements fondamentaux dont les contours ne se dessinent que maintenant. Oussama Ben Laden et George Bush en sont à l’origine, mais ces révolutions ont désormais leur logique propre et leur scénario ne dépend presque plus des forces extérieures. Les changements au Proche-Orient mettent ainsi fin aux illusions selon lesquelles le monde du XXIe siècle pourra se construire suivant un schéma simple et compréhensible.

Fiodor Loukianov est le rédacteur en chef du magazine « Rossia v globalnoï politike » (« La Russie dans les affaires étrangères »).

Version abrégée. L’article original est disponible en russe sur le site Gazeta.ru.

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