Discret retour aux sources

Crédits photo : Archives personnelles de Tania Golitsyn

Crédits photo : Archives personnelles de Tania Golitsyn

Leurs ancêtres ont façonné la Russie, avant d’en être exilés. Eux sont venus la découvrir ; ils lui rendent visite, y tombent amoureux, y travaillent, souvent dans des conditions privilégiées. Une centaine de familles descendant de l’émigration russe blanche vit actuellement en Russie, principalement à Moscou. Ils sont venus du monde entier, surtout de France et des Etats-Unis.

Leurs parents leur ont transmis, en même temps que les récits de l’exil avec leurs drames et leurs histoires incroyables de notes accrochées dans les gares d’Europe par les membres dispersés de mêmes familles, la culture de l’ancienne Russie, sa langue, sa musique, ainsi qu’une puissante foi orthodoxe.

Dans une Russie qui se pose plus que jamais la question de son identité nationale, ces hommes et ces femmes assument une connaissance fière et approfondie de leurs origines, tout en étant des exemples de cosmopolitisme, eux qui se sentent chez eux ici et là-bas.

Voici quelques uns d’entre eux, Sophie, Nicolas, Elisabeth, Tanya, Rostislav, Alexei. Voici les Troubnikoff, les Zweguintzow, les Apraxine, les Golitsyn, les Ordovsky, les Rodzianko.

Le médecin : « J’ai compris que je faisais ce que je devais »

La grand-mère de Sophie Andréoli aurait voulu devenir docteur. Mais dans le Paris des années 1930, sa famille avait besoin de survivre, et « Babou » s’est employée comme caissière au Bon Marché. « Puis elle a rencontré son mari au mariage d’une cousine Pouchkine, et elle a eu quatre enfants, dont ma mère. »

« Je suis venue travailler en Russie après ma maîtrise de droit », raconte Sophie, une jeune femme dans la trentaine, au sourire sérieux, mère de deux petits enfants. « J’avais toujours rêvé de devenir médecin, mais en France, c’était impossible après un bac littéraire. Ici, j’ai pu suivre des études de médecine tout en exerçant un métier juridique. Je me rappelle que lorsque je suis arrivée, je travaillais bénévolement dans un orphelinat, à Borodino. Une nuit, j’ai rêvé de ma grand-mère, qui était morte un an auparavant jour pour jour. Je me suis éveillée en larmes. J’ai compris ce jour-là que je faisais ce que je devais faire en m’installant en Russie ».

Le fils du collectionneur : « J’ai voulu toucher la Réalité »

« Mon père a gagné la France enfant après plusieurs périples, en 1920. Il venait d’une famille militaire et ce monde le passionnait. Pendant toute notre enfance, nous l’avons vu relier des livres qu’il écrivait sur l’histoire de l’armée impériale. Le soir, il nous faisait la lecture à haute voix de grands auteurs russes. Il nous apprenait des anecdotes historiques en tournant les pages de grands classeurs remplis de cartes postales qu’il avait réunies lui-même. Je ne pourrai pas être l’exception qu’a été mon père, mais je compte bien transmettre à mes deux petites-filles la culture russe. » Pour l’heure, Nicolas Zweguintzow, la quarantaine, allure dynamique et gestes assurés, vit à Moscou, où il travaille dans la banque. « J’ai commencé à m’intéresser à la Russie moderne quand j’était adolescent. Il existait tout un monde dont on ne nous parlait pas, dans les milieux de l’émigration blanche. On ne peut vivre que de cartes postales. En décidant de partir travailler en Russie il y a six ans, j’ai voulu toucher la réalité. »

La rassembleuse : renouer des liens

Elisabeth Apraxine, qui descend d’une branche très ancienne de la noblesse russe, est connue dans le monde moscovite des descendants d’émigrés blancs. Cette Belge ronde, brune, chaleureuse, est une princesse de Dostoïevski, autoritaire ce qu’il faut, avec du cœur. Employée dans une institution internationale, où elle gère un programme de coopération économique, elle sait lancer des ponts entre les cultures. Mais elle sait aussi que les « rapatriés » restent en Russie des étrangers. « L’Etat russe n’a pas la volonté de faciliter la venue des descendants de l’émigration, contrairement aux pays baltes, par exemple. D’abord, le gouvernement a longtemps craint que nous ne soulevions la question des restitutions ; mais le sujet est clos désormais à mes yeux. Ensuite, le pays devrait faire face à bien des pans de son passé. Plusieurs populations ont été déplacées et pourraient demander à revenir, les Russes qui se sont trouvé du côté allemand pendant la Deuxième guerre mondiale, notamment. Enfin, en Russie, on continue à se méfier des étrangers. Et nous sommes perçus comme tels. Avec raison : nous avons chacun été très marqués par la culture de notre pays. Ce que nous apportons aux Russes, c’est la connaissance de notre passé commun. Pas beaucoup plus, mais ce n’est pas forcément inutile ».

La mère de famille : « C’était peut-être mon destin »


Tanya Golitsyn est venue d’Angleterre après des études d’archéologie, un peu au hasard. Elle ne parlait pas russe ; en Grande-Bretagne, l’émigration blanche s’est largement assimilée. Mais elle possédait un lien très fort avec sa grand-mère. Partie d’URSS tardivement, en 1932, celle-ci était restée marquée par la terreur stalinienne, et voyait partout des espions. « Elle a écrit ses mémoires, je les connais presque par cœur. Elle y raconte avec son cœur simple comment le système soviétique a détruit l’humain. » Tanya a rencontré son mari, un lointain cousin, à Moscou, alors qu’elle y vivait, croyait-elle, temporairement, comme professeur d’anglais. Ensemble, ils ont eu cinq enfants, qu’elle élève en anglais, mais qui vont à l’école russe. Discrète, presque timide, elle conclut : « Parfois, je pense à regagner l’Angleterre, parce que je me méfie du gouvernement russe actuel ; mais avec les enfants, ce serait trop difficile. C’était peut-être mon destin. »

L’homme d’affaires : « Je suis triste de voir ma patrie vénézuélienne sombrer dans l’autoritarisme, alors que mon autre patrie, la Russie, commence à peine à en sortir »


« Je crois que j’ai toujours eu des capacités de leader », explique le flamboyant Rostislav Ordovsky-Tanaevsky, qui gère l’empire de Rosinter, dont une célèbre chaîne de restaurants. Rostislav vient du Vénézuela, où son père, petit-fils du gouverneur de Tobolsk, s’est exilé après la guerre. Il y a épousé une Espagnole, sauvée de la guerre civile. « J’ai grandi dans deux mondes parallèles : le vénézuélien et le russe, dans l’humilité – mon père ne m’a jamais dit que son grand-père avait été gouverneur – et la discipline. Mon père m’a envoyé à l’école anglaise de Caracas, puis à l’école allemande. Comme beaucoup de Russes blancs, il voulait que je puisse recevoir une éducation supérieure. Quant à moi, enfant, je rêvais de libérer la Russie des communistes. Adolescent, j’ai compris que c’était un rêve. Jeune adulte, que je ne partirais jamais. Et c’est arrivé. » Aujourd’hui, Rostislav rassemble plusieurs fois par an la communauté des émigrés blancs dans ses restaurants, autour de blini ou de pelmeni. On chante, ravi, des airs russes et tsiganes autour de la balalaïka.

Le banquier : « Au fond, les gens sont partout les mêmes »

« A mes yeux », explique Alexis Rodzianko, « la Russie ressemble à un Magicien d’Oz inversé : la première partie est en couleurs, et c’est la seconde, soviétique, qui est en noir et blanc ». Alexis Rodzianko est né aux Etats-Unis, après la guerre. A l’arrivée de l’Armée rouge, ses parents y ont fui la Yougoslavie, où le roi de Serbie les avait accueillis. L’hospitalité était la règle dans la maison des parents d’Alexis, dans l’état de New-York, et les Russes venus du monde entier, y compris d’URSS, pouvaient toujours y faire halte. Alexis vit à Moscou depuis 1995. Quand une banque lui a proposé de l’envoyer en Russie, il a saisi l’occasion, de crainte de nourrir, sinon, des regrets toute sa vie, se rappelle-t-il en souriant doucement, derrières ses minces lunettes. Il a acquis une vision très fine de la Russie et en parle avec nuance ; il s’y sent bien, tout comme il se sent bien aux Etats-Unis. « Au fond, les gens sont partout les mêmes ».

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