France-Russie, fusion et apogée

Crédits photo : RG

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Depuis de nombreuses années déjà, les liens culturels entre les deux pays sont renforcés, les échanges intensifiés et la musique russe affranchie de la tutelle occidentale a maintenant trouvé son identité.

À Moscou comme à Saint-Pétersbourg, l’heure est d’ailleurs à l’ouverture et aux découvertes. En effet, parallèlement à la Société musicale russe d’esprit assez conservateur, apparaissent de nouvelles organisations de concerts, libres et indépendantes, telles les Soirées de musique contemporaine créées en 1901. Alexandre Siloti, un homme aux multiples talents, à la fois organisateur, pianiste, chef d’orchestre et cousin de Rachmaninov, il programmait volontiers les œuvres de V. d’Indy, E. Chausson, G. Fauré, C. Debussy ou M. Ravel, compositeurs encore décriés par les « traditionalistes » russes. Mais plus remarquable encore, bravant tout nationalisme, Siloti fit œuvre de pionnier car c’est lui qui organisa pour la musique française la plus importante série des « Premières russes ». Mais il va sans dire qu’avec l’ouverture d’esprit qui le caractérisait, Siloti s’intéressait également beaucoup aux jeunes compositeurs russes de la nouvelle génération. Toute cette activité menée pour le bénéfice de la France vaudra à Siloti d’être décoré en 1916 de la Légion d’honneur.

En ce début de siècle, l’essor de la musique en Russie allait donc bon train, mais la France n’avait rien à lui envier. A Paris, en effet, dès 1907, Diaghilev, qui se voulait ambassadeur de l’art russe à Paris, organisait au Théâtre de l’Opéra une série de cinq concerts de musique symphonique et vocale qui faisaient sensation ! Au pupitre ou au piano, on entendait des musiciens légendaires, tel Rimski-Korsakov, Glazounov, Serge Rachmaninov, Alexandre Scriabine… mais aussi Chaliapine, Dimitri Smirnov, Felia Lidvine etc. Déjà affecté par l’insuffisance cardiaque qui allait l’emporter un an plus tard, Rimski-Korsakov alors âgé de 63 ans, avait accepté de diriger l’une de ces soirées et il n’hésitait pas à dire en plaisantant : « Allons-y puisqu’il le faut… comme disait le perroquet que le chat traînait en bas de l’escalier… » Ce fut un triomphe ! Mais dans la salle, Il y eut un tel vacarme que le chef d’orchestre, Arthur Nikish, qui attendait patiemment dans les coulisses avant de diriger une œuvre de Glinka, dut renoncer au pupitre et de guerre lasse, furieux, quitta le théâtre !

Un an plus tard, toujours à l’Opéra, c’est au tour de Boris Godounov, l’œuvre de Moussorgski, d’être présentée au public avec en vedette Fédor Chaliapine. Chanteur fantasque et excentrique –il voulait un lion comme animal de compagnie –, sa « stature de preux » – il dépassait le mètre 90 – et sa voix de basse au timbre unique produisirent un effet spectaculaire. Ce fut un nouveau triomphe ! Exotique, novatrice et d’un modernisme provocant, la musique russe continuait donc sa percée en France. Témoin, en 1909, la création officielle des Ballets russes qui auront pendant vingt ans un impact extraordinaire sur l’imaginaire et l’esthétique de l’époque. Pourquoi ? Danse, opéras, concerts… les ballets russes réalisaient une étonnante fusion entre des formes d’art jusque-là inconciliables tout en engageant un formidable processus de collaborations et de créations. C’est ainsi que parallèlement aux œuvres russes, Diaghilev commanda à Maurice Ravel, Florent Schmitt, Erik Satie ou Claude Debussy des musiques de ballets qui susciteront autant d’admiration que de critiques. Pour Jeux, par exemple, face aux audaces harmoniques de Deb­ussy, Prokofiev asséna que c’était une « musique invertébrée »… alors qu’un autre jour, lors d’une représentation de Pelléas et Mélisande, Rimski-Korsakov, tiendra ces propos ambigus : « Ne me faites plus écouter de pareilles horreurs, je finirais par les aimer »…

Mais Debussy n’en était pas à une critique près, surtout après les remous de son Prélude à l’après-midi d’un faune ! La raison ? Dans une pulsion érotique totalement improvisée, le danseur Nijinski s’était allongé avec une volupté sensuelle et très suggestive sur le voile de la nymphe, ce qui avait fait bondir la bourgeoisie pudibonde parisienne. Choqué, révolté, le rédacteur du Figaro, Gaston Calmette, avait alors comparé le danseur à un « faune incontinent, vil, aux gestes d’une bestialité érotique et d’une lourde impudeur ».

Quoiqu’il en soit, c’est à Stravinsky et au Sacre du printemps que l’on devra en 1913, l’un des scandales les plus retentissants de l’histoire de la musique. Dans la salle des Champs-Elysées, à l’écoute de cette musique aux dissonances très dures et aux rythmes asymétriques, le public, déchaîné, explosa de fureur : hurlements, injures, sifflements… Pourtant, aujourd’hui, cette œuvre compte parmi les plus riches du répertoire et dès sa création, nombreux furent les musiciens qui prirent l’orchestration de Stravinsky pour modèle en cherchant même à la dépasser.

Nul doute, partie de peu, la musique russe allait aujourd’hui très loin. Et dans cette évolution, Paris, ville cosmopolite, avait joué le rôle de ferment. Mais plus profondément, les collaborations, les échanges et les influences réciproques entre la France et la Russie avaient lancé une dynamique dont les retombées allaient devenir des références incontournables. Certes, au début du siècle, l’Europe était en pleine mutation et reconsidérait ses valeurs, mais à l’intérieur de celles-ci – fait remarquable – nos deux pays, à l’apogée de leur entente, engageaient, eux, un processus de création qui devait pour une large part métamorphoser l’expression artistique du XXème siècle.

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