Une symphonie d’influences croisées

Entre la France et la Russie, la musique a souvent joué un rôle de catalyse. Témoin la place privilégiée tenue par les compositeurs français dès la fin du XVIIIème siècle, alors que la vie musicale à Saint-Pétersbourg n’était que le fait d’étrangers.

En 1803, par exemple, Boieldieu, compositeur français d’envergure arrive à la Cour avec pour mission principale de diriger la troupe interprète des opéras français. Il y restera huit ans et bientôt Franz Liszt, « l’Attila du piano », lui emboîtera le pas en venant à son tour se produire en concert.

Là, dans la salle de l’Assemblée des Nobles, lieu privilégié des grandes manifestations musicales, deux pianos sont disposés sur l’estrade. Liszt voulait en effet changer d’instrument après chaque œuvre afin de faire face alternativement à chaque moitié de l’auditoire. Critiqué pour son style, ses manières artificiellement mondaines et certaines excentricités comme le fait de bondir directement sur la scène au lieu d’emprunter les marches… il remporta néanmoins un immense succès : « Serov et moi étions comme fous après le concert », - raconte Stassov. « Jamais nous n’avions rencontré une nature aussi géniale, passionnée et démoniaque, tantôt déchaînant des ouragans, tantôt déversant des flots de beautés délicates et gracieuses… ». Un coup de maître !

Nommé la même année « Kapelmeister » à Weimar, Liszt aimera cependant revenir en Russie où ses compositions, son enseignement et son style pianistique auront une influence considérable. « Chez vous, règne un courant vivifiant », - écrira-t-il un jour à Borodine qui lui vouait une immense admiration, - « et vous autres Russes, vous nous êtes indispensables » ! Quelle référence pour ces jeunes musiciens alors en marge de la musique européenne !

Car c’est un fait, en ce début du XIXème siècle, la musique russe n’a pas encore trouvé sa « voix ». En quête d’un nouveau langage, elle cherche désespérément à se libérer de la tutelle occidentale même si, pour l’instant, seules quelques tentatives isolées figurent à son actif. Pourtant la tendance va très vite s’inverser, surtout lorsque Glinka, premier compositeur russe à se rendre en Occident, arrive à Paris en 1845. Là, il présentera Une vie pour le tzar, un opéra qui avait déjà remporté un franc succès à Saint-Pétersbourg malgré quelques aristocrates grincheux qui avaient déclaré que « c’était de la musique pour cochers » !

En fait, dans cette œuvre comme dans celles qui suivront, Glinka poursuivait un double objectif : non seulement rester fidèle aux formes classiques de la musique occidentale mais trouver une expression suffisamment libre et indépendante pour que désormais les compositeurs russes puisent leur inspiration dans les sources populaires du monde slave.

Mission accomplie ! Dans ce premier opéra d’envergure, non seulement Glinka prenait au sérieux ses traditions culturelles nationales mais il propulsait l’opéra russe sur la scène internationale. Unanimement salué et respecté, par ses pairs, Liszt considérera Glinka comme le « patriarche prophète de la musique en Russie » tandis que Stravinsky affirmera plus tard que « toute la musique russe vient de Glinka » !

À Paris, pendant son séjour, Glinka rencontre Berlioz qui organise pour lui deux concerts couronnés de succès au Cirque des Champs-Élysées, une salle de 5 000 places. Un geste tout à fait intéressé – et dont le Russe ne sera pas dupe – car Berlioz préparait son propre voyage en Russie et cherchait des appuis … Il y fera d’ailleurs une tournée triomphale en 1847 et un soir, assistant à Moscou à une représentation d’Une vie pour le tzar, en critique acerbe, il notera dans ses Mémoires : « L’immense théâtre était vide (est-il jamais plein ? J’en doute…). La scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de neige, des steppes couvertes de neige, des hommes blancs de neige… je grelotte encore en y pensant… »

Mais quelles que soient les réserves ou les appréciations, un fait est reconnu par tous : Glinka et Berlioz ont marqué une date dans l’histoire de la musique ! En effet, grâce aux échanges entre ces deux compositeurs, la France comme la Russie prenaient dès le milieu du XIXème siècle la mesure exacte de leur potentiel artistique tout en réalisant l’importance et la portée de leurs relations.

C’est ainsi que par la suite, les voyages se multipliant, Anton Rubinstein, figure marquante de la musique russe, arrive à Paris en 1857. Les deux concerts de ce compositeur pianiste, chef d’orchestre et co-fondateur de la Société Musicale russe, vont faire sensation ! Présent à l’un d’eux, Camille Saint-Saëns – qui regrettait amèrement la disparition des « dieux du piano » depuis la mort de Chopin et la fin de la carrière de Liszt – raconte que « dès les premières notes, j’étais terrassé, attelé au char du vainqueur… » Et tout en comparant Liszt et Rubinstein, il ajoute : « Liszt tenait de l’aigle et Rubinstein du lion ; ceux qui ont vu cette patte de velours du fauve abattre sur le clavier sa puissante caresse n’en perdront jamais le souvenir » ! Une sympathie s’établit aussitôt entre les deux hommes, fort porteuse d’ailleurs, car Saint-Saëns sera souvent au pupitre lors des concerts de Rubinstein alors qu’inversement, le Deuxième concerto du maître français sera créé sous la baguette de Rubinstein.

Mais soudain, coup de théâtre en Russie : en 1861, le servage est aboli ! Bouleversé dans ses assises par des réformes successives, le pays se transforme en profondeur et la vie culturelle est remise en question. Et pour le meilleur d’ailleurs, car c’est le moment où le premier Conservatoire de musique est créé à Saint-Pétersbourg, tandis que se constitue parallèlement le fameux « Groupe des Cinq ».

Composé de trois militaires, un médecin chimiste et un pianiste chef d’orchestre, ce groupe éclectique avait pour maître mot le « retour à la terre natale ». Et pour comble d’originalité, il alliait à son inspiration puisée dans le folklore, les chants populaires et ceux de l’Église orthodoxe, de nombreuses innovations harmoniques et instrumentales. Avec leurs créations symphoniques et vocales jouées dans le monde entier, le succès des « Cinq » sera foudroyant !

Grâce à eux, la musique russe ouvrait en effet un nouveau chapitre de son histoire, elle naissait à la modernité et dans ce contexte, la France allait jouer un rôle privilégié. C’est d’ailleurs lors d’une nouvelle tournée de concerts en Russie que Saint-Saëns rencontra Tchaïkovski alors en pleine ascension. De retour à Paris avec dans ses bagages quelques partitions des « nouveaux Russes », notamment celle du Boris Godounov de Moussorgski, Saint-Saëns soutiendra l’œuvre de Tchaïkovski et facilitera l’introduction de son premier chef-d’œuvre, l’Ouverture fantaisie de Roméo et Juliette.
En cette seconde partie du XIXème siècle, libérée de son carcan, la musique russe rassemble des styles différents, complémentaires et – fait remarquable – le langage de ses compositeurs intègre désormais les trésors de leur patrimoine à ceux de l’Occident. Quant à la musique française, au contact de cette symbiose ample et contrastée, elle renouvelle son inspiration, enrichit son répertoire et annonce les nombreux chefs d’œuvre dont nos deux pays par une étroite collaboration vont bientôt gratifier l’Europe…



LE CALENDRIER DES RENDEZ-VOUS MUSICAUX FRANCO-RUSSES

12 octobre – 23 janvier, Cité de la Musique à Paris : exposition « Symphonies d’octobre, musique et pouvoir en Russie soviétique 1917-1953 »

14 octobre, Théâtre du Châtelet : « Un rêve russe » avec des œuvres de Tchaïkovski et Rachmaninov. Direction Elvind Gullberg Jensen et au piano, Nikolaï Demidenko

Octobre, Théâtre des Champs-Élysées : Cycle Rachmaninov. Direction Vladimir Ashkenazy
- 22 octobre Hélène Grimaud, piano
- 23 octobre Boris Berezovsky, piano
- 24 octobre Nikolaï Lugansky, piano

1er et 2 novembre, Théâtre du Châtelet : Venue à Paris du Théâtre Mariinski (ex Kirov) sous la direction du célèbre chef russe, Valery Gergiev pour deux soirées exceptionnelles

30 novembre, Théâtre des Champs-Élysées : Récital du pianiste Grigory Sokolov, né à Léningrad en 1950, considéré comme l’un des pianistes les plus singuliers et authentiques de notre époque et que l’on appelle parfois le « Glenn Gould russe

3, 4 et 5 décembre, Théâtre des Champs-Élysées : Eifman Ballet Théâtre de Saint-Pétersbourg avec au programme un ballet inspiré du roman de Léon Tolstoï, Anna Karénine

16 décembre, Théâtre des Champs-Élysées : Neuf œuvres de Tchaïkovski au programme de ce concert dirigé par Vasily Petrenko, avec en soliste le jeune violoniste, mondialement connu, Valeri Sokolov né en Ukraine en 1986

18 janvier 2011, Théâtre des Champs-Élysées : Récital du pianiste moscovite NikolaÎ lugansky

14 et 15 janvier 2011, Théâtre des Champs-Élysées : Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg. Direction : Youri Temirkanov. Nelson Freire, piano

15, 16 et 17 février 2011, Théâtre des Champs-Élysées : Irina Kolesnikova Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre. Solistes et corps de ballet du Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre sur des musiques de Tchaïkovski

Du 31 mars au 3 avril, Théâtre des Champs-Élysées : Les Saisons russes du XXIème siècle sur des musiques de Stravinsky, Borodine, Chopin, Weber et les étoiles du Ballet du Kremlin




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