Andreï Makine : « Nous n’avons pas créé d’image positive »

Andreï Makine : « Oui, les Français ont une âme. Elle estdifférente de la nôtre, plus rationnelle, et c’est tant mieux. »Photo de François Mori, AP

Andreï Makine : « Oui, les Français ont une âme. Elle estdifférente de la nôtre, plus rationnelle, et c’est tant mieux. »Photo de François Mori, AP

Pourquoi certains auteurs classiques russes n’aimaient-ils pas les Français ? Je pense au « misérable Français » [Pouchkine, ndltr] et au « Francillon de Bordeaux » [Griboïedov, ndltr]…

Les Russes trouvaient que les Français étaient trop dans la représentation. Dans l’hypertrophie de la forme au détriment du contenu. Souvenez-vous de l’étonnement de Fonvizine quand il remarqua que les aristocrates français portaient des manchettes en dentelle, des plastrons en soie sur leur chemise en toile grossière. « On ne la voit pas sous le pourpoint », lui avait-on expliqué.

Cela veut-il dire que les Russes sont plus sincères ?

Cette fameuse sincérité peut aussi friser le manque de tact, la grossièreté, le désir de s’immiscer dans l’âme d’autrui. Nous, les Russes, nous prenons toujours une pose de Dieu omniscient par rapport à nos proches, nous jugeons, nous donnons des leçons. Un jour, à Saint-Pétersbourg, j’ai vu un groupe d’hommes et de femmes bien arrosés. Une de ces personnes a rendu une sentence très caractéristique : « Mais tu n’es rien devant moi ». Elle parlait à un petit homme assis par terre. L’homme ne peut être « rien ». Même le plus déchu est « quelque chose ». Même écrasé, c’est un destin. Même défiguré, c’est une personnalité.

Les auteurs français contemporains sont tout sauf des rebelles.

Et pas seulement les français. Le monde a besoin d’une révolution spirituelle. Une révolution sans destruction de chaises, de palais et de l’héritage de la nation. Il faut bien comprendre que le compte à rebours avant toute une série d’apocalypses – écologique, démographique, nucléaire – est déjà bien lancé. Et que l’humanité, dans son hypostase de destruction industrielle actuelle, n’est tout simplement pas viable. Quant aux Français, puisque nous en parlons, ils devraient commencer par endiguer l’épidémie du politiquement correct. La grande qualité de cette nation est son cartésianisme aiguisé, son esprit analytique. Il serait regrettable que cette puissance intellectuelle se dissolve dans le moût de petites idées mièvres et châtrées.

Le modèle social français est-il aussi mal en point qu’on le dit ?

Ses qualités sont devenues aujourd’hui des défauts. L’indispensable aide sociale aux faibles et aux malades encourage le parasitisme. Les bénéficiaires de dizaines de types d’allocations ont désappris à travailler. Deux classes infiniment éloignées l’une de l’autre se sont formées : les flibustiers-financiers et l’immense masse d’une lumpen-population, qui engloutit toujours plus une classe moyenne appauvrie. La situation est explosive, comme l’a prouvé la crise.

Jean-Marie L e Clézio a reçu le Nobel de littérature 2008. À quel écrivain russe décerneriez-vous ce prix ?

À Dovlatov. Je le place au-dessus de Tchékhov, bien que ce genre de comparaison soit dépourvu de sens. Mais il faudrait lui donner le prix à titre posthume, ce qui ne se pratique pas me semble-t-il.

Vous voyagez beaucoup en France. Que pense-t-on des Russes ? Quelle image en est donnée ?

C’est difficile de trouver dans la presse française ne serait-ce que quelques mots gentils sur la Russie, sans parler d’un article entier. Mais c’est de notre faute. Nous n’avons pas réussi à créer une image positive du pays. Les Américains ne lésinent pas sur les moyens pour fabriquer leur image. Alors qu’en Russie, entre le glauque littéraire et cinématographique et la clownerie d’estrade, il n’y a que de l’officieux assommant. Et ce n’est pas comme si les occasions de créer une figure héroïque avaient manqué. Prenez Stirlitz [super-espion soviétique en mission à Berlin, ndlr]. Par rapport à lui, James Bond est un sadique arriéré et un vulgaire érotomane, porté sur un trivial cocktail alcoolisé.

La Russie peut-elle se passer d’une main forte au pouvoir ?

Aucun pays ne peut exister s ans un pouvoir et des institutions démocratiques forts, sans une presse indépendante, puissante et professionnellement responsable, sans une culture titanesque. C’est d’ailleurs par la culture qu’il faudrait commencer cette énumération. Les Anglais parlent d’ « une main de fer dans un gant de velours ». Tel doit être le pouvoir d’un pays pour survivre dans un monde tumultueux et agressif. Mais les plumes des écrivains et des journalistes sont en acier, elles aussi. Il faut de temps à autre le rappeler à nos dirigeants.

Le célèbre écrivain Dominique Fernandez a publié récemment « L’âme russe » . Selon lui, les Français n’ont pas d’âme.

Je vous assure que si. Elle est différente de la nôtre, plus rationnelle, et c’est tant mieux. La France n’a pas nos vastes étendues où l’on peut s’abandonner au chaos et à l’anarchie, se soulager le cœur. Depuis la période gallo-romaine, l’espace est très condensé en France. Au XIIIe siècle, un chroniqueur écrivait : « Le pays est plein comme un œuf de poule ».

Est-il aujourd’hui plein au point d’être menacé par l’islamisation ?

Tout dépendra de la capacité de la France à assimiler l’immigration musulmane. Dans cent ans, les Français parleront-ils un dialecte franco-arabe ? Ou bien le monde s’embrasera dans une guerre des civilisations ? Je ne suis pas sûr que l’humanité ait cent ans pour réfléchir. Il faut agir aujourd’hui.



Biographie

Né à Krasnoïarsk en 1957, Andreï Makine a grandi à Penza.
Selon la légende, il est le petit-fils d’une émigrée française arrivée 
en Russie en 1957. Il a fait ses études de philologie à l’université d’État de Moscou (MGU) et a 
enseigné à l’université de Novgorod.
En 1987, il s’est rendu en France dans le cadre d’un programme d’échange pour professeurs, et a demandé l’asile politique.
Il y a quinze ans, Andreï Makine est devenu le premier écrivain russe à recevoir le prix Goncourt pour son roman Le testament français . Ses œuvres sont publiées dans plus de quarante pays.
Andreï Makine est l’auteur de douze romans en français.




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