La révolution vue de loin, vécue de près

Le Parlement kirghize, cœur battant de la révolution.Photo de Vyacheslav Oseledko, AFP

Le Parlement kirghize, cœur battant de la révolution.Photo de Vyacheslav Oseledko, AFP

Les 140 000 Russes ethniques (20% de la population de Bichkek et 9,1% de celle du pays) restent à l’écart de la vie politique mais n’en pensent pas moins.
Au lendemain des sanglantes émeutes (82 morts) qui ont secoué la capitale kirghize le 7 avril dernier, la minorité russe pointait timidement le nez dehors pour observer les stigmates de 48 heures de pillages : rues jonchées de débris et des éclats de verres des centaines de vitrines brisées. Mais les Russes ne se mêlaient pas à la foule des milliers de Kirghizes assemblés sur la place centrale, écoutant les harangues des leaders de l’opposition. Dans leur immense majorité, ils partagent les problèmes des Kirghizes, mais évitent s’occuper des questions politiques. Cela ne les empêche pas d’avoir, en privé, des opinions bien trempées. « C’est une bonne chose que [l’ex-président] Bakiev ait été chassé du pouvoir. Il n’a rien fait pour le pays et après le bain de sang, il a montré son vrai visage », assène Vladislav Antonov, un entrepreneur individuel de 45 ans. Vladislav assure ne pas avoir peur pour lui ni pour les siens. « Les événements actuels n’ont aucune base ethnique. C’est la pauvreté et la corruption qui sont en cause. » Son quartier, éloigné du centre, n’a pas du tout été touché par les pillages. L’avenir ? « Je pense que l’opposition sera plus honnête. Ils ont bien vu qu’on pouvait perdre tout en deux jours quand on est trop gourmand », conclut-il. Une opinion loin d’être partagée par tous. Alla Komarova, une négociante en cosmétiques élevant seule ses deux enfants de 13 et 17 ans, se dit outragée au vu des ravages occasionnés par la révolution.

« L’opposition a rassemblé des milliers de bons à rien provinciaux, nourris et payés pour semer la zizanie et réaliser leurs objectifs politiques », dit-elle à voix basse pour que les activistes de l’opposition inondant les rues du centre ne l’entendent pas. Alla ne se sent pas en sécurité. Elle habite à deux pas du siège du gouvernement, où ont eu lieu les affrontements. « Je n’aurais jamais cru que les armes parleraient. J’étais en train de faire les courses quand j’ai entendu tirer tout près. Pendant deux nuits, nous avons entendu les pillards tout détruire au rez-de-chaussée de notre immeuble. » Cette frayeur n’a fait qu’augmenter son sentiment d’être à la merci de politiciens peu scrupuleux. « Bakiev n’était pas un ange, mais l’opposition est encore pire. Ils s’allient les uns contre les autres et manipulent les gens peu éduqués pour faire des coups de force. » Se sent-elle plus particulièrement vulnérable du fait d’être russe ? « Oui, parce que je ne parle pas le kirghize. Beaucoup ne m’aiment pas à cause de ça. Mais je ne l’ai pas appris à l’école. Ici, à Bichkek, la plupart des gens parlent le russe. » Chose curieuse, Alla n’est guère disposée à faire des efforts pour mieux s’intégrer, et elle avoue que ses enfants ne parlent pas kirghize non plus « car ils sont allés au collège français et n’ont pas envie de vivre ici plus tard. » Pour l’émigration, ce n’est pas gagné : « Aucun pays n’a envie d’accueillir une femme désargentée avec deux enfants », se plaint Alla. Elle veut partir, affirme-t-elle, « parce que l’Etat ne m’a jamais aidée. Je reçois une pension alimentaire risible de mon ex-mari et n’ai perçu aucune aide pour obtenir un logement. Comment pourrais-je être patriote dans de telles conditions ? »

Vladislav Antonov est, lui, fier de son passeport. « Ma patrie est ici, j’aime ce pays, sa culture », se félicite-t-il chaudement, même s’il ne parle pas davantage la langue kirghize. « Elle ne m’a pas été enseignée à l’école », se justifie Vladislav. Encore ce même paradoxe. Il est vrai que le Kirghizstan est (avec le Kazakhstan) le seul pays d’Asie centrale à accorder au russe le rang de langue officielle. « Je n’ai jamais eu à remplir des formulaires en kirghize. Ils sont tous en russe », se réjouit-il. Pour Vladislav, ce qui compte, c’est que la tolérance soit préservée. « Il n’y a pas de nationalisme ici, contrairement aux pays voisins [Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan], où les autorités empoisonnent la vie des Russes. En plus, les 
Kirghizes sont solidaires et respectent leurs aînés, contrairement à ce qu’on voit en Russie. »

Vladislav a tout de même tenté, dans le passé, de retourner dans la patrie de ses ancêtres. « J’ai essayé de m’installer à Koursk en 2002, mais avec mes papiers kirghizes, je n’ai pas pu trouver de travail. À plusieurs reprises je me suis fait traiter de e_SDLq cul noir e_SDRq [l’expression raciste russe visant les nouveaux immigrés venus des anciennes républiques de l’URSS]. Tout ça à cause de mon passeport et de mes cheveux noirs. J’ai pourtant du sang russe et un nom typique », enrage-t-il. L’expérience lui a complètement fait passer l’envie d’émigrer. « Ma mère patrie, c’est le Kirghizstan ! »

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