Départ du dernier dinosaure Tatare

Le 22 janvier 2010, Mintimer Chaïmiev, le vétéran de la politique russe et inamovible président de la République du Tatarstan depuis 20 ans, a démissionné. Il venait de fêter ses 73 ans. Deux mois avant la fin officielle de son mandat (le 25 mars prochain), il a demandé au chef de l'État russe Dmitri Medvedev de ne pas le renommer candidat à la présidence.
Le départ de Chaïmiev de la scène politique n’est pas qu’un changement de la garde régionale. Pendant deux décennies, il a dirigé le Tatarstan et, appliqué à lui, la phrase légèrement reformulée : « La République, c'est moi » ne serait pas qu'une jolie métaphore. En 1989, après un long parcours bureaucratique dans le parti, il avait accédé au poste de premier secrétaire du comité régional tatare du Parti Communiste de l'Union Soviétique. En 1990-1991, Chaïmiev se retrouve à la tête du Soviet Suprême. Le 12 juin 1991, il est élu premier président du Tatarstan, le jour même où Boris Eltsine accédait à la présidence en Russie. Les relations de ces deux leaders non conventionnels et controversés ont déterminé, pendant des années, les bases et l'évolution du fédéralisme russe, de la politique nationale et régionale. Même après la démission de Eltsine, malgré les clichés médiatisés, Mintimer Chaïmiev a continué de le considérer comme un grand homme politique et une personnalité remarquable.

Charge aux historiens d'apprécier objectivement Mintimer Chaïmiev. Quel que puisse être leur verdict, il est clair qu’en tant que figure politique, il dépasse de loin les frontières de la seule république. Pendant des années le « modèle du Tatarstan » a été une sorte d'exemple politique et administratif pour les autres régions russes. En commençant par la république, Moscou à lancé la « fédération conventionnelle », un accord entre le centre et les régions, où les relations étaient conditionnées par des conventions spéciales. Dans les années 1990, Moscou a signé 46 conventions de ce genre, dont la première avec le Tatarstan. A l'époque des deux « campagnes tchétchènes », le Tatarstan était souvent opposé à la Tchétchénie, en tant que région de composition ethnique complexe qui a su, elle, ne pas s'engager sur la voie de conflit armé avec Moscou.

Cependant, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, au Tatarstan comme dans beaucoup de républiques autonomes de l'ex-URSS, la situation était tendue. « La question tatare », comme tant d'autres conflits ethniques, est apparue suite au brusque effondrement de l'Union Soviétique et de la formation, à sa place, de nouveaux États-nations. Pendant les dernières années de l'URSS et juste après son effondrement, de nombreuses républiques autonomes de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) ont essayé d’acquérir leur indépendance, comme les états d’Asie centrale ou les Pays baltes. Au départ, elles ont tenté d'élever leur statut juridique au niveau des républiques fédérales. Après quoi, elles ont organisé une « parade des souverainetés ». Le 21 mars 1992, un référendum s’est tenu au Tatarstan : 62% de la population a souhaité que la République devienne sujet de droit international. Le 31 mars 1992, la république n'a pas renouvelé sa Convention Fédérale avec Moscou et, en décembre 1993, elle n'a pas participé aux premières élections parlementaires et au référendum sur la Constitution de la Russie. Elle avait ses propres radicaux (tels que le chef du mouvement radical Ittifak, Fauzia Baïramova) qui estimaient que les autorités du Tatarstan devaient faire montre de plus d'audace, « à la tchétchène ». Dans leur livre Le Temps du Sud, les politologues russes Alexeï Malachenko et Dmitri Trénine citent l'un des activistes du mouvement ethnique nationaliste tatare du début des années 1990 : « Si nous, les Tatars, avions eu des montagnes et le tempérament tchétchène, la Russie aurait vu de quel bois on se chauffe ! »

Mais heureusement, la nature et les particularités du style politique de l'élite tatare ont joué en faveur de l'unité de l'État russe. Mintimer Chaïmiev, un « apparatchik » averti de l'école soviétique, a compris à temps que le meilleur moyen de maîtriser les radicaux était d'adopter leurs slogans et d'attirer les intellectuels nationalistes les plus doués dans les structures bureaucratiques (pendant un long moment, le célèbre orientaliste et politologue Rafael Khakimov a été son conseiller). Après avoir déjoué les nationalistes, Chaïmiev a lancé le processus d'incorporation dans la classe politique de Russie, en signant la Convention sur la délimitation des compétences avec Moscou le 15 février 1994.

En 1999, Chaïmiev a rejoint le bloc au nom sans équivoque «Ma Patrie, la Russie entière », puis, comme la plupart des leaders régionaux, il a fait « le bon choix », en faveur de Russie unie. Mais les relations économiques entre la république et Moscou n'ont jamais été interrompues dans la période avant 1994. Il n'y a pas eu d'exode des Russes du Tatarstan et beaucoup furent incorporés à l’élite locale. Le « tatartianisme » comme identité politique a servi à contrer les velléités nationalistes. « Ces dernières années, nos dirigeants ont passé beaucoup de temps dans les ministères fédéraux », a précisé Rafael Khakimov. Et la dernière version de la Convention sur la délimitation des compétences entre Moscou et Kazan, ratifiée le 24 juillet 2007, a éliminé des points tels que « la souveraineté du Tatarstan », tout en laissant à Kazan le droit de prendre les décisions sur les questions de développement des ressources naturelles de la république, de concert avec Moscou.

Ainsi, le compromis du Tatarstan des années 1990 a permis d'éviter un sérieux conflit, a arrêté la fragmentation de la Russie et s'est avéré être une mesure préventive ethnopolitique réussie. « Le début des années 1990 a été extrêmement difficile, note Khakimov. Le Président Chaïmiev aimait dire que nous vivions sur la lame du rasoir. Et c’est vrai. La Convention [de 1994] a apporté une solution à une situation qui semblait insoluble aux spécialistes occidentaux ». Il faut en effet replacer la situation du début des années 1990 dans son contexte historique difficile. Le centre fédéral, chargé de remplir le vide créé par l'effondrement de l'URSS, n'avait pas d'autre choix que de trouver des compromis avec les régions.

Cette expérience a été aussi d’une grande utilité pour « l’étranger proche » où les chefs n'ont pas eu la même habilité pour résoudre les conflits ethniques et politiques. L’Azerbaïdjan a étudié «le modèle du Tatarstan » pour gérer la querelle du Nagorny-Karabakh. Et, bien que de notre point de vue, les deux situations aient plus de différences que de points communs, l’idée n’est pas dépourvue d’intérêt. Le modèle a également été considéré comme une alternative à la solution militaire en Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie et Tchétchénie.

Ayant dirigé le Tatarstan pendant deux décennies, et surmonté l'effondrement de l'URSS, le référendum sur la souveraineté, la lutte pour la conservation de l'unité de la Russie et du statut spécial de sa république, Mintimer Chaïmiev a démissionné de son plein gré. De nombreux observateurs comparent ce départ à celui de Boris Eltsine en 1999. Quoi qu'il en soit, c’est une décision très significative dans le contexte de la modernisation politique de la Russie, de sa transformation en un système de gestion complexe où compteront non pas des personnalités mais à les institutions.

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