Nouvelles stratégies contre le terrorisme

Le 27 au soir, une explosion sur la voie ferrée entre Moscou et Saint-Pétersbourg a fait dérailler le Nevski Express. Le 29 au matin, un autre train, reliant Tioumen à Bakou, a été victime d'une explosion au Daghestan. Quasiment au même moment, Arbek Gadjiev, à la tête de la région daghestanaise de Magaramkentsk, était tué à Makhatchkala, capitale du Daghestan. L'attentat contre le Nevski Express est l’acte terroriste le plus meurtrier que la Russie centrale ait connu depuis le 24 août 2004, lorsque deux passagers s'étaient fait exploser à bord d'un avion.

Les actes terroristes occupent donc de nouveau le devant de la scène en Russie. A fortiori depuis que l'attentat contre le Nevski Express a été revendiqué par le groupe islamiste du chef rebelle tchétchène Dokou Oumarov. Ces attentats n'ont pourtant rien révélé de foncièrement nouveau, ils n'ont fait que confirmer, voire renforcer, certaines tendances politiques lourdes.
Malheureusement (pour l'Etat, mais aussi et surtout pour les Russes), les autorités ne sont pas parvenues à identifier le phénomène même du terrorisme. Depuis plus d'un an déjà, l'Etat se trompe sur le danger qui menace la Russie, appelant cela «banditisme». Ne saisissant pas la nature politique et sociale du danger terroriste, le gouvernement y répond dès lors par une lutte contre la criminalité. Combiné aux engagements à mettre fin à l'opération anti-terroriste en deux mois, cela aboutit à une sous-estimation des forces, ressources et motivations des terroristes. Cela mène également à un effort permanent pour changer le système d'examen des affaires terroristes, en supprimant les jurés d'assises ou bien en présentant directement ces affaires à la Cour Suprême, ce qui va à l'encontre de la constitution, dans la mesure où l'on ne peut faire appel des jugements de la plus haute instance judiciaire en Russie. Dans le sillon des attentats de novembre, le plaidoyer de certains experts proches du Kremlin pour une réintroduction de la peine de mort ne peut être une simple coïncidence.

En principe, les raisons fondant cette mauvaise interprétation du terrorisme et des terroristes sont claires. Tout d'abord, les dirigeants russes tendent, aujourd'hui comme hier, à simplifier au maximum l'identification des terroristes, sans se perdre dans les dédales d'une terminologie complexe (pour que le citoyen lambda comprenne de quoi on parle). De plus, cette identification résulte des campagnes d'information de la première guerre de Tchétchénie, quand le bel enthousiasme de certains journalistes et politologues européens a fait de Maskhadov et Doudaïev des « combattants pour la liberté et l'indépendance nationale ». Dont acte, ils deviendront « bandits » et non « terroristes » dans la langue des bureaucrates.

Le citoyen lambda différencie probablement peu la violence du criminel ordinaire de celle du « combattant pour la liberté ». Pour lui, la motivation même de la violence est une question qui n'a aucune signification pratique. Mais le regard que porte le gouvernement sur cette même violence est une toute autre histoire. La décision de mettre le terrorisme à pied d'égalité avec la criminalité la plus banale servait au départ un noble but, minimaliser les motifs des organisateurs et des exécutants, leur ôter toute justification morale. Néanmoins, on omet de facto l'un des principes fondamentaux de tout Etat qui se respecte: les mouvements extrémistes tournés contre l'unité et l'intégrité d'un pays, et les droits de l'homme et du citoyen ne sauraient être tolérés. Il ne s'agit donc pas uniquement de combattre les méthodes criminelles de l'ennemi mais également ses objectifs politiques et idéologiques.

Le gouvernement russe fait aujourd'hui face, tout comme il y a 5 ans, non pas à de simples criminels, mais aux défenseurs d'un projet idéologique et politique (séparatiste voire islamiste). La tragédie de Beslan, en septembre 2004, était jusqu'à présent le dernier acte terroriste de grande envergure des séparatistes tchétchènes, partisans d'une Tchétchénie indépendante, séparée de la Russie (combinant des éléments d'éducation laïque avec certains éléments de la république islamique). Après Beslan, la création d'un Etat-nation indépendant n'a plus tenu la même place dans l'idéologie de la lutte contre le gouvernement (et du terrorisme, comme moyen de réalisation de cette idéologie) dans le Caucase du Nord. Des slogans islamistes radicaux ont pris sa place. Cela a changé le fondement même du caractère de la menace dans le Caucase du Nord. La Tchétchénie n'est plus le seul territoire en guerre avec l'Etat de russe, c'est le cas de l'ensemble du Caucase. Les islamistes ont désormais de bien plus vastes projets. En témoignent les déclarations de l'ancien « président » de la Tchétchénie séparatiste, Dokou Oumarov, sur la disparition de la République tchétchène d'Itchkérie, appelée à devenir l'un de « vilayets » de l'émirat du Caucase, et sur les infidèles qui séparent les musulmans en zones ethniques et territoriales coloniales, sous le nom de républiques du Caucase du Nord.

L'islamisation du Caucase implique qu'on ne peut pas minimiser la menace terroriste et n'envoyer sur place que trois ou quatre régiments supplémentaires.

Dans ce contexte, la Russie doit se doter d'une stratégie anti-terroriste adaptée à l'étendue de ses objectifs. Après les deux guerres de Tchéthénie, les méthodes israéliennes de lutte contre le terrorisme ont trouvé de plus en plus d'adeptes parmi les cercles du pouvoir et les experts russes. Aucun doute, d'un point de vue technique et professionnel, les spécialistes israéliens suscitent l'admiration. Les opérations Thunderball (libération de prisonniers en Ouganda) ou Épée de Gédéon (contre les terroristes responsables de la mort d'athlètes israéliens en 1972 aux JO de Munich) restent célèbres. Mais mener une stratégie anti-terroriste, ce n'est pas monter des attaques de groupes spéciaux ad hoc. Cette stratégie doit prendre en compte, entre autres, des éléments politiques et idéologiques. Reconnaître le professionnalisme des Israéliens (qui ne les a cependant pas protégé contre le Hamas, le Hezbollah ou les Intifada) permet de souligner que l'Etat hébreu n'a pas initié de processus d'intégration des populations locales dans les territoires occupés. Israël s'est chargé de garantir la sécurité de l'Etat hébreu et sa survie dans un environnement hostile. Il n'a pas été question d'assimilation ou d'acculturation dans les territoires occupés. Et compte tenu du caractère même de l'Etat d'Israël, il est difficile d'imaginer quels auraient pu en être les résultats. La quintessence de la politique d'Israël concernant les territoires occupés tient dans les mots de Moshe Dayan: « Nous ne vous demandons pas de nous aimer. Nous voulons que vous songiez à vos concitoyens et que vous collaboriez avec nous afin de leur redonner une vie normale ». Avec l'emploi de la force pour maître mot.

Mais dans le Caucase, Moscou a pour mission la formation d'une nation politique unie. La philosophie anti-terroriste russe ne peut de facto se fonder sur l'expérience proche-orientale. Elle doit se rapprocher des expériences espagnole, française ou britannique, où la fermeté du gouvernement est allée de pair avec un certain « soft power », avec la division des opposants entre « modérés » et « radicaux », et le recours aux négociations, avec en parallèle des opérations minutieuses contre les meneurs de groupuscules terroristes. Moscou n'a pas besoin d'adopter une rhétorique pseudo-patriotique dans la lutte contre le terrorisme. Il faut comprendre clairement la dynamique, les causes du terrorisme, en tant que stratégie et tactique de violence politique, comprendre ses tendances et ses forces motrices et surtout, différencier les actes terroristes de n'importe quel banal acte criminel.

Sergueï Markedonov est politologue, expert indépendant spécialisé sur le Caucase

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