La fin des vestes framboise

Le mot «entrepreneur» a cessé d'être synonyme d'«aventurier», et le facteur clé du succès en Russie réside de nos jours dans le professionnalisme. Les frasques de la jeunesse dorée en Suisse sont dorénavant le signe d'une époque qui se meurt.
Durant une semaine, l'opinion publique russe a débattu de cet accident en Suisse. Un Allemand, âgé de 70 ans, a été grièvement blessé suite à un rodéo urbain dans lequel, selon les premières informations des médias, une Lamborghini Murcielago, une Bugatti Veyron, une Mercedes McLaren et une Porsche Cayenne Turbo se poursuivaient à 220 km/h. Les faits valaient d’être rapportés, ne serait-ce que parce que de telles voitures sont rarement impliquées dans des accidents de la route. Qui plus est, tous les conducteurs étaient russes. Certains ont estimé que cela « entachait » encore un peu plus l'image du business russe, qui n'a jamais été, du reste, bien vu par l'Occident. Les articles sur un repas à plusieurs milliers de dollars de Roman Abramovitch dans un restaurant américain bon marché, les aventures de Mikhaïl Prokhorov à Courchevel et nombre d'autres histoires dignes de romans d'aventures ne font que le confirmer.

Mais avant de porter des jugements catégoriques sur le « portrait moral des créateurs du capitalisme », peut-être serait-il bon d’y regarder de plus près. Y a-t-il vraiment eu beaucoup d'histoires avec les enfants des oligarques ?

L'affaire du fils du vice-premier ministre Joukov à Londres ? L'histoire du mariage somptueux du fils du gouverneur de Saint-Pétersbourg ? Un accident de circulation impliquant le fils du vice-premier ministre Sergueï Ivanov (alors ministre de la Défense), qui a renversé une vieille dame ? Mais tous ces exemples concernent une toute autre catégorie, ce sont des enfants de fonctionnaires dont le pouvoir ne dure que le temps d’un déjeuner de printemps et dont le capital se mesure en général en montres et en « possibilités » administratives. Et les enfants d'oligarques ? La réponse semble évidente: leurs noms ne reviennent que dans peu d'histoires et elles se font de plus en plus rares au fil des ans.

Personnellement, je pense que c'est la tendance actuelle : la majeure partie des enfants de millionnaires russes, qui ont fait leurs études à Harvard, à la Sorbonne ou à l'Université d’Etat de Moscou, mènent leurs affaires sans faire bruit (en attendant le moment où ils hériteront des empires familiaux).

Les vestes couleur framboise, les chaînes en or et l’air démesurément crâne, qui caractérisaient les hommes d'affaires russes il y a 15 ans sont tombés dans l'oubli. Rappelons que le monde des affaires européen a mis quelque deux cents ans à se raffiner. Le business russe a à peine vingt ans. Nous sommes témoins d'un mûrissement accéléré de ces milieux d'affaires. Ce processus n'est évidemment pas homogène et le niveau culturel des hommes d'affaires à Moscou ou dans une ville perdue quelque part en province n'est pas comparable. Un entrepreneur de la capitale ne peut tout simplement plus s’asseoir à la table des négociations avec ses partenaires européens en tenue de sport. Tandis qu’en province, c'est probablement encore possible. Ce n'est que le « mal de croissance »...

Le schéma général d'évolution est également confirmé par la conquête de nouveaux espaces (et de nouveaux marchés) par des « guerriers », qui réussissent avant tout grâce au feeling, à l’expérience et à une énergie débordante. Ce sont précisément ces qualités qui, dans des situations instables, en eaux troubles, conditionnent le succès. Mais finalement, ils sont conscients que leur territoire sera occupé plus tard par des gens d'un tout autre type, des « exploitants ». Ceux qui atteignent leur but grâce à une stratégie rationnelle, à des décisions réfléchies, à un haut niveau de compétence des cadres. Autrement dit, les trois générations de capitalistes dans n'importe quel pays sont représentées comme suit : les « bandits de grands chemins », violant toutes les lois ou suivant tout simplement la loi du plus fort, les riches gentlemen, disposant de capitaux d'origine douteuse, et l’aristocratie d'affaires, forte d’une réputation irréprochable.

Notons que les cataclysmes sociaux (la révolution d'octobre, par exemple) ramènent le cycle à sa première étape…

En parlant avec différentes personnes, j’ai constaté qu'au cours de ces dernières années, le modèle de gestion de nombreuses compagnies privées avait changé. Il s’agit là des répercussions des changements qui touchent leurs propriétaires. Espérons qu'à chaque nouvelle génération, les hommes d'affaires russes ressembleront de plus en plus à leurs collègues occidentaux. « Entrepreneur » ne rime de toute façon plus avec « aventurier » en Russie, et le professionnalisme est de plus en plus considéré comme la clé du succès. Ainsi, la scandaleuse jeunesse dorée en Suisse, semble ne plus représenter qu’une espèce de « derniers guerriers »...

Qu'est-ce qui me fait croire que dans 10 ans, on ne lira plus ce type d’histoires? Tout d'abord, les statistiques. Selon les données mondiales, seuls 40% d'héritiers arrivent à conserver la fortune familiale. L'exemple notoire du fils d'Alexandre Smolenski en est la preuve. Nikolaï, 26 ans, surnommé par les Anglais « Baby Oligarch » est resté pendant quelques années propriétaire du constructeur de voitures de sport TVR, autrefois très prestigieux. Mais rien n'a pu sauver la situation, ni l'argent investi, ni les extravagantes innovations (des caisses de fruits dans tous les ateliers pour améliorer l'alimentation des ouvriers, par exemple). En trois ans, la compagnie a perdu un million de dollars, atteignant les 12 millions de dollars de pertes. Nikolaï a finalement dû se séparer de ce jouet dispendieux. D'autres études affirment par ailleurs qu'à peine 20% des nouvelles entreprises arrivent à souffler leur dixième bougie.

Au début des années 1990, des centaines, des milliers de nouvelles entreprises sont apparues dans presque tous les domaines de l'économie nationale. Seules quelques élues se sont montrées assez puissantes pour survivre dans la nouvelle réalité historique. Le futur de nombreux empires actuels ne semble donc pas assuré.

Ensuite, je suis persuadée que la Russie dispose de plus de bonnes que de mauvaises gens. Je feuillette le classement «33 mecs», publié annuellement par le magazine Finans. En regardant la biographie des 33 hommes âgés de moins de 33 ans, qui ont le mieux réussi dans la vie, je réalise souvent que derrière leur succès se trouvent non pas des parents démunis, mais des parents oligarques de taille moyenne. En ce qui concerne les oligarques du haut du panier, on sait que les enfants de Vladimir Evtouchenkov ont travaillé dans l'empire du père. Les amateurs de sport connaissent également les enfants de Vladimir Potanine, les jet-skieurs Ivan et Anastasia (Anastasia est trois fois championne du monde de jet ski). Les exemples manquent ? Certes, mais il faut comprendre que les oligarques, fatigués par l'attention permanente des médias, essaient de protéger leurs enfants.

Et enfin… Appelons cela la sélection naturelle. Après tout, peu nombreux sont ceux qui arrivent à rouler longtemps à 220 km/h.

Ce faisant, je ne veux pas dire du tout que ces histoires disparaîtront à tout jamais. La très guindée Grande-Bretagne accroche elle aussi parfois en une de ces journaux quelques histoires scandaleuses, impliquant les petits enfants d'Elisabeth II. Et, que cela reste des scoops pour la presse montre bien que c'est loin d'être la norme ! C’est un épisode, une exception.

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