Henri Brocard, le roi français de la parfumerie russe

Photo d'archives
La dynastie française des Brocard a fondé au XIXe siècle en Russie un empire de parfumerie. Ses parfums étaient admirés tant par les impératrices que par les femmes des responsables soviétiques.

1872. Moscou. La rue Nikolskaïa située tout près de la place Rouge est bouclée par la police. La foule, essentiellement féminine, tente de prendre d’assaut un magasin qui vient d’ouvrir ses portes : Brocard & Cie. Six ans plus tard, la société ouvrira un deuxième magasin, et ce sera de nouveau la bousculade. Rien d’étonnant : un kit miniature de dix échantillons de parfum pour seulement un rouble !

Du kopeck au million

Henri, surnommé Henri le parfumeur, est né à Paris en 1837 dans la famille d’Atanas Brocard qui dirigeait sa propre entreprise de produits de parfumerie. Ayant réalisé qu’il lui serait très difficile de défier la concurrence dans la capitale mondiale des parfums, il a décidé de tenter sa chance en Russie où le secteur n’était qu'à ses balbutiements.

Les aristocrates russes n’utilisaient à l’époque que des savons et des parfums importés de France. Les couches moins aisées se contentaient de savon alcalin acheté au marché : les soins aromatiques leur étaient inaccessibles. Henri Brocard a voulu prouver qu’il était possible de fabriquer en Russie des parfums et des produits de beauté de qualité et de les vendre à un prix abordable.

Affiche publicitaire, 1898. Photo d'archives

Derrière chaque grand homme, il y a une femme. L’épouse d’Henri, Charlotte, était issue d’une famille originaire de Belgique. Elle connaissait très bien les mœurs et les besoins des Moscovites. Elle se chargea de négocier et avança des idées créatives au sujet de la vente et du marketing.

L’entreprise des Brocard a entamé ses activités à Moscou par la fabrication du savon. Charlotte a soufflé à son mari la recette de son succès : « Que ce savon coûte un kopeck, mais ce kopeck nous rapportera des millions ». Le temps a prouvé qu’elle avait raison. C’est elle qui a proposé de lancer des séries de savon : en forme de lapins, oursons et lettres de l’alphabet pour les enfants ; en forme de fleurs, fruits et légumes pour les adultes. Les commandes, tant de gros que de détail, ont afflué. Par la suite, les Brocard se sont tournés vers les pommades et les poudres, notamment dentifrices.

Le parfumeur préféré de la famille impériale

Affiche publicitaire, 1898. Photo d'archives

Charlotte et Henri Brocard. Photo d'archivesLa famille a placé la barre très haut et a décidé de se lancer dans la fabrication de parfums. Ce n’était pas chose facile à l’époque, car il fallait briser le snobisme des Moscovites. Brocard s’est résolu à une provocation. Il acheta une cargaison de parfums de la société française Lubin qu’il mit en vente dans des flacons de son usine. Les clientes revinrent rapidement au magasin pour se plaindre que le parfum ne tenait pas. C’est alors qu’Henri rendit publics les certificats notariés sur l’achat du parfum à son concurrent…

En 1882, Brocard a fait un tabac à l’Exposition industrielle et artistique de Moscou en installant dans son pavillon une fontaine de parfum, Eau florale. Les femmes plaçaient sous le jet leurs chapeaux, les hommes mouillaient leurs vestes. « Mais qu’est-ce qu’il se permet ? », s’indignaient les concurrents, observant l’ascension fulgurante de Brocard.

Un jour, Henri apprit l’arrivée en Russie de la sœur de l’empereur Alexandre III, la grande-duchesse Maria, devenue duchesse d’Edimbourg par son mariage. Henri lui présenta un bouquet de fleurs en cire aromatisées de parfum. La jeune femme fut enchantée de recevoir ce cadeau, car chaque fleur sentait son parfum naturel ! Ce succès assura à Brocard le soutien de la famille impériale. En 1886, Brocard reçut la reconnaissance du tsar et un cachet personnel avec les armoiries de l’Etat.

Box : En 1889, Brocard a pru00e9sentu00e9 son parfum Lilas perse u00e0 lu2019Exposition universelle de Paris : ce fut le triomphe. A lu2019Exposition de 1900, la sociu00e9tu00e9 Brocard & Cie a remportu00e9 le Grand Prix.

L’histoire française du parfum Krasnaya Moskva

Affiche publicitaire, 1898. Photo d'archives

Le parfum Krasnaya Moskva. Service de presseLes Brocard étaient toujours à l’écoute des nouvelles tendances dans le monde du parfum. Dans les années de la guerre de 1877–1878 entre la Russie et la Turquie, ils ont créé Le Bouquet de Plevna (ville bulgare devenue aujourd’hui Pleven, lieu d’une grande bataille). En 1914, les clients ont vu apparaître dans les vitrines le savon Voïnskoye (Militaire).

Henri Brocard est resté toute sa vie citoyen français, mais 39 ans passés en Russie ont fait de lui un patriote de son pays d’accueil. « Je rentrerai en France uniquement pour mourir, mais ce n’est qu’en Russie que je peux vivre et travailler, car ce pays accorde plus d’espace de création à l’artiste que je suis », a-t-il dit. En décembre 1900, Henri Brocard est parti pour Cannes où il s’est éteint à l’âge de 61 ans. Il est enterré à Provins (à quelque 70 km au sud-est de Paris).

Les affaires familiales ont été reprises par sa femme et ses enfants. En 1913, année du 300e anniversaire de la Maison des Romanov, un parfumeur de la société Brocard & Cie, Auguste Michel, a présenté à la famille impériale Le Bouquet, parfum préféré de l’impératrice.

Le chiffre d’affaires de la société se montait alors à quelques dizaines de millions de roubles et les Brocard étaient l’une des familles les plus riches de Russie.

Après la Révolution d’Octobre 1917, l’entreprise a été nationalisée. En 1922, les bolcheviks l’ont rebaptisée Novaïa Zaria (Nouvelle étoile). La production du Bouquet tant apprécié de l’impératrice a été relancée en 1925, mais sous l’appellation Krasnaya Moskva (Moscou Rouge). Durant 60 ans, des millions de femmes de l’URSS et des autres pays socialistes ont rêvé de ce parfum. Ce rêve est accessible aujourd’hui à la nouvelle génération : l’entreprise Novaïa Zaria existe toujours et le parfum Krasnaya Moskva y est toujours fabriqué.

Le destin de la famille

L’histoire de la dynastie est soigneusement gardée par l’arrière-arrière-petite-fille d’Henri, Nicole Cherpitel, et son neveu, Bertrand Estrangin.

Nicole Cherpitel raconte : « Mon arrière-grand-mère Eugénie est partie pour la France avant la Révolution. Les autres enfants d’Henri l’ont bientôt suivie. Le dernier à combattre pour l’entreprise familiale fut son fils Alexandre. En 1919, lui et les autres membres du conseil d’administration de l’usine ont été arrêtés par la Tchéka (police politique, ndlr) et accusés d’activités antisoviétiques. Alexandre a passé cinq mois en prison avant de partir pour la France où il a ouvert son entreprise.

Pour tous les enfants de la famille d’Henri, la première langue maternelle était le russe et la deuxième, le français. Ils n’épousaient que des Français, mais souvent selon le rite orthodoxe.

Henri Brocard a laissé derrière lui une importante collection de peintures. Les nombreuses œuvres d’artistes ouest-européens qu’il a achetées sont exposées actuellement au Musée des Beaux-Arts Pouchkine et dans d’autres musées de Russie.

Bien qu’il fût Français, mon arrière-arrière-grand-père est beaucoup plus célèbre en Russie que dans son pays. Nous, ses héritiers, nous exerçons les professions les plus diverses : médecins, juristes et entrepreneurs. L’une de ses descendantes enseigne le russe. Mais nous avons tous hérité de sa formule de vie, simple et juste à la fois : « Croire en son étoile » ».

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