Source : Archives personnelles
RBTH : Vous êtes-vous retrouvé au front dès le début de la guerre ?
Boris Sokolov : J’avais 21 ans en 1941. A cause de la guerre, on terminait avant terme les études dans mon école supérieure [l’Institut Guerassimov du cinéma – ndlr]. Moi, j’étais sur le point de passer mon diplôme. L’établissement commençait tout juste à former des équipes de cameramen. J’ai présenté une demande, mais on m’a refusé. Les premiers à être engagés étaient bien sûr ceux qui avaient de l’expérience. Quoique personne n’ait jamais enseigné l’art de filmer dans les conditions de guerre. L’armée allemande avait organisé une formation spéciale de cameramen de guerre, mais chez nous, nous n’avions rien de tel.
RBTH : Où avez-vous été dépêché ? Avez-vous été appelé sous les drapeaux ?
B.S. : D’abord, j’ai été envoyé aménager des fortifications pour défendre Moscou. Par la suite, je suis rentré aux studios qui ont été évacués à Alma-Ata [à l’époque, la capitale de la République soviétique du Kazakhstan, ndlr]. Nous étions avec mon ami, l’opérateur Mikhaïl Posselski. Lui a réussi à intégrer une équipe de documentaires deux mois plus tard. Moi, je suis resté en évacuation, en demandant régulièrement à être dépêché sur la ligne de front.
RBTH : Pourquoi était-ce si important pour vous ?
B.S. : Le pays tout entier était engagé dans la guerre ! « Tout pour le front, tout au nom de la victoire », tel était l’impératif de l’heure. Je voulais à tout prix être concerné, mais, malheureusement, je ne me suis retrouvé au front qu’en 1944. C’était le dernier recrutement. Le front se trouvait près de Varsovie. Il y est resté pendant trois mois et nous avons filmé le quotidien des militaires.
RBTH : Au moment de l’offensive, vous aviez peur ?
B.S. : Oui, la peur était présente, mais dès qu’on commençait à travailler, on l’oubliait. Bien que nos pertes aient été importantes. Pendant la guerre 258 cameramen ont filmé plus de 3,5 millions de mètres de pellicule 35 mm. Un sur cinq a été tué, sans compter les blessés et les commotionnés. On me demande souvent si quelqu’un nous couvrait pendant le tournage. Non, personne, nous étions seuls.
Des caméramans soviétiques devant l'École des ingénieurs de l'Armée allemande, où ont été signés les actes de capitulation du Troisième Reich. Source : Archives personnelles
RBTH : La caméra était lourde ?
B.S. : Munie de tous ses objectifs, oui. Le matériel à zoom n’existait pas et il fallait changer très souvent les objectifs. La caméra elle-même pesait aux alentours de trois kilos et demi. Puis on avait sur nous les cassettes. 30 mètres de pellicule, le remontoir de la caméra ne pouvant en tirer que 15 mètres, soit seulement 30 secondes d’images.
RBTH : Une fois la pellicule terminée, combien de temps demandait la recharge de la caméra ?
B.S. : Il fallait en plus le faire dans un sac noir ou dans un local plongé dans le noir pour ne pas exposer la pellicule à la lumière. Et dans un sac, on faisait tout à tâtons. Il fallait entre 5 et 10 minutes, parfois plus. On filmait surtout avec la caméra américaine Eyemo ou sa réplique soviétique KS. Les Allemands avaient à leur disposition des Arriflex qui pouvaient être rechargées en plein jour, tandis que leurs cassettes faisaient non 30, mais 60 ou 120 mètres.
RBTH : Y avait-il des interdictions de tourner ? Par exemple, les retraites ?
B.S. : Nous, on pouvait tout filmer. Mais c’était à la censure de décider s’il fallait le rendre public ou non. Je n’étais pas à la guerre lorsque notre armée reculait, mais mes camarades disaient que les retraites étaient très peu tournées. Parfois les opérateurs voulaient filmer une retraite, mais les soldats ou les réfugiés priaient de ne pas le faire, accompagnant même leur demande de menaces.
RBTH : Quelle était l’attitude de l’armée soviétique envers les civils de Berlin ?
B.S. : Je crois qu’il n’y avait pas en Union soviétique de famille épargnée par la guerre, ce qui fait que tout le monde était un peu agressif envers les Allemands. Notre commandement devait contenir cette haine. Une fois, quand on se rendait dans le centre-ville de Berlin pour tourner, on a vu l’inscription suivante : « Le voici, le repaire nazi : Berlin ! » La banderole n’est restée qu’un jour. Elle a été enlevée pour ne pas dresser les soldats contre les civils.
« Le voici, le repaire nazi : Berlin ! ». Source : Archives personnelles
RBTH : Etait-il déjà possible de surmonter partiellement l’agression ?
B.S. : Les relations étaient presque neutres. Bien sûr, tout le monde ne se résignait pas [à la guerre], c’était évident. Il est impossible de dire que nous sommes devenus amis du jour au lendemain. On n’était pas amis, mais l’armée aidait les civils.
RBTH : Quel est le tournage que vous avez retenu ?
B.S. : La signature de l’Acte de capitulation de l’Allemagne, bien sûr. Mikhaïl Posselski et moi avions pour mission de filmer la délégation allemande. J’ai été surtout frappé par le comportement du général feld-maréchal Keitel [chef du commandement suprême de la Wehrmacht – ndlr].
RBTH : Quel était ce comportement ?
B.S. : Celui d’un vainqueur et non d’un vaincu. A sa descente d’avion, il salua de son bâton de maréchal, alors qu’il n’était accueilli que par les gardes. Il n’y avait aucune personnalité officielle. Dans la salle de signature, il salua également de son bâton de maréchal, mais personne ne lui répondit. Lorsque Keitel a signé l’Acte, il me semblait que la guerre était finie. Le soulagement, c’était le sentiment éprouvé par tout le monde. Malheureusement, je me trompais. Mais à ce moment-là, c’est ce que j’ai ressenti.
RBTH : Le moment où le drapeau de la Victoire a été planté sur le Reichstag n’a pas été filmé par vous, à ce que je sache. Ce n’était pas décevant ?
B.S. : Pas du tout. Au moment du tournage, personne ne pensait à l’importance de ce drapeau dans le vent. Ce n’était qu’un épisode de la guerre. Nous avons pris le contrôle du bâtiment et c’est tout. Ce n’est que plus tard que le Reichstag est devenu le symbole de la Victoire, pas au moment où on filmait. Il aurait très bien pu ne pas le devenir. Je ne sais même plus où j’étais à cet instant.
RBTH : Tout le monde sait aujourd’hui que le tournage du drapeau de la Victoire sur le Reichstag était une mise en scène…
B.S. : Pendant les combats les drapeaux, qui étaient plus de dix, ont été plantés tour à tour à différents étages du Reichstag, passés par les fenêtres. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, un drapeau a fait son apparition sur le toit. Toutefois, nous ne pouvions pas filmer la nuit, il y avait trop peu de lumière, malgré les incendies. Nombreux sont ceux qui qualifient ce tournage de mise en scène, mais c’est une reconstitution des faits.
RBTH : Vous ne pouviez pas visionner vos pellicules au front, mais après la guerre ? Avez-vous vu votre travail ?
B.S. : Par pur hasard, quand ces images ont été reprises dans des films de fiction. Dans le film La Grande guerre, qui avait pour titre La Guerre inconnue à l’étranger, nous avons pu voir nos images. Mais ne n’ai jamais rien vu en entier.
RBTH : Il y a aussi dans le film d’Andreï TarkovskiL’Enfance d’Ivan vos images, avec la guillotine…
B.S. : C’est une prison à Poznan, en Pologne. Nous avons tourné la guillotine dans l’une des cellules. On ne savait même pas que Tarkovski avait pris la pellicule. On me l’a dit plus tard. C’est alors que je me suis rappelé que je l’avais réalisée.
RBTH : Que pensez-vous des documentaires sur la guerre en couleur ? Vous, vous n’aviez pratiquement pas la possibilité de filmer en couleur.
B.S. : Vous savez, les films du temps de la guerre que les techniques modernes ont permis de transformer en films en couleur m’impressionnent moins. A l’époque, je me représentais mes images en noir et blanc, je pensais en noir et blanc. Je n’ai aucune envie de passer à la couleur. Il y a plusieurs jours, j’ai vu en couleur un classique du cinéma soviétique, Les Joyeux garçons, tourné initialement en noir et blanc. Un film de fiction qui passe du noir et blanc à la couleur, j’ai bien aimé. Il est… joyeux ! Mais les films de guerre en couleur ne me plaisent pas…
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