La mémoire des ethnies sibériennes dans l’écrit

Maria Tchobanbov
Dans un entretien avec RBTH, Anne-Victoire Charrin, docteur en anthropologie arctique et spécialiste des cultures des peuples de la Sibérie et de l’extrême orient russe, dévoile les raisons de sa passion pour la littérature des peuples autochtones.

RBTH : Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour les peuples du Nord, leur culture puis leur littérature ?

Anne-Victoire Charrin : C’est l’aboutissement d’une longue route. Pendant mes études de russe, à 20 ans, en regardant les cartes, je me posais la question : pourquoi, parmi mes camarades et mes professeurs, est-ce que personne ne s’intéressait à ce qui se passe au-delà de l’Oural, à ce que font les gens qui vivent sur ces vastes territoires ? En cherchant des réponses, j’ai découvert les mythologies des peuples d’Asie, le folklore, la littérature orale. J’ai trouvé des textes koriaks, le peuple du Kamtchatka, dont il ne reste que 9 000 personnes. J’ai passé une année à l’Université de Moscou en 1967 et mis la main à la bibliothèque Lénine sur beaucoup de sources intéressantes. La première chose que j’ai publiée en français était une petite traduction de certains de ces textes koriaks. En 1978, je suis allée dans le Grand Nord à la recherche des poèmes d’un jeune poète russe de Yakoutie pour ma thèse d'État. Ensuite, j’ai travaillé sur l’image de ces peuples de Sibérie dans la littérature russe de la première moitié du XIXème siècle. Et finalement, je suis passée à la littérature contemporaine.

Qu’est-ce que vous a enthousiasmé dans cette littérature ?

J’ai découvert par le biais de cette littérature tout ce que ces peuples avaient pu vivre depuis le début de XXème siècle. Leur production littéraire avait comme base la mythologie. Les premières œuvres ont été réalisées par des gens nés à la fin du XIXème siècle, comme le Nenets Tiko Vilka, qui était un excellent conteur oral et qui, après avoir appris l’écriture, a rédigé quelques œuvres sur la vie des Nenets.

Un éleveur de rennnes nenets. Crédit : Evgeniya Zhulanova

Une deuxième génération, née dans les années 30 et représentée par des auteurs comme Vladimir Sangui et Iouri Rytkheou, va prendre position dans ses écrits par rapport à ce qui s’était passé pendant la période soviétique. Sangui (un écrivain nivkhes de l’île de Sakhaline) a écrit un livre que je trouve très symbolique, Le mariage des Kevongs. C’est l’histoire d’un clan, dont il montre le début de la fin. On y trouve beaucoup de détails sur la vie quotidienne du clan, les travaux, le mariage, la condition de la femme. Il y a une description de la chasse à l’ours et des jeux de l’ours, un grand rituel des Nivkhes. L’auteur s’adressait à son peuple : voilà ce que nous étions, ce que nous ne sommes plus et peut-être ne serons plus jamais. À la fin, le héros principal crie à la nature : « Hommes, que nous est-il arrivé ? ».

Et c’est surtout la troisième génération, née après la guerre, qui a un regard beaucoup plus distant, beaucoup plus froid sur ce qui s’est réellement passé. Parmi eux, Érémeï Aïpine a un souffle épique indéniable dans ses œuvres, que ce soit L’Étoile de l’aube, traduit par Dominique Samson Normand de Chambourg, ou La mère de Dieu dans les neiges de sang, que j’ai traduit. Il y a chez lui le regret de cette oralité qui a été délavée, de la nature qui a été complètement broyée. Chez cet autre écrivain qu’est Tatiana Moldanova, où l’on voit une nature vivante écrasée par l’exploitation pétrolière, il y a un regret de la véritable histoire des Hantis qui a été complètement effacée par l’histoire russe, comme si auparavant, ces peuples n’avaient pas d’histoire.

Une littérature bien tourmentée...

Pour les peuples autochtones, un moment très dur fut l’instauration des internements par le pouvoir soviétique – les enfants arrachés à leur parents pour une année entière. Au retour, il y a eu une rupture totale entre les générations. Un écrivain comme la Nenetse Anna Nerkagui montre dans un de ses livres, Aniko du clan Nogo, son héroïne qui rentre de Leningrad après ses études et rend visite aux membres de son clan. Son père l’embrasse, et elle s’essuie dégoûtée par cet homme qui n’est pas propre à ses yeux : il est pour lui un sauvage, un arriéré. On perçoit tous ces sentiments qui les séparent à jamais. Parmi les œuvres qui parlent de cette rupture des générations, Anna Nerkagui a atteint sur le plan littéraire un sommet.

Quel est l’avenir de cette littérature ?

Il y a eu des moments où j’ai pensé qu’elle allait se tarir, je ne la voyais pas se développer sur le terrain. Puis mes dernières missions en Sibérie m’ont démontré tout le contraire. Depuis un an, je ne cesse d’allonger ma liste de jeunes écrivains très intéressants. Il y a quelques mois, j’ai lu une nouvelle sur une femme mantsi qui parle de sa mère, de sa richesse intérieure d’une manière très originale, que je n’ai pas vue depuis bien longtemps dans notre littérature française actuelle. C’est une littérature plus personnelle qu’avant.

Il y a aussi un antimatérialisme qui transparaît dans toutes les œuvres de cette jeune génération. Peut-être parce que cette société nouvelle, très mercantile, a touché les grandes villes de la Russie et moins les provinces, et encore moins les taïgas et les toundras.

En plus de l’intérêt des livres, il y a celui des personnalités qui se cachent derrière. Ce sont des hommes et des femmes très attachants qui allient ce côté ouvert et chaleureux des Russes, qu’en Occident nous avons un peu perdu. Et puis il y a la richesse de leur culture tout à fait originale et qu’il ne faudrait surtout pas perdre.

Anne-Victoire Charrin, fondatrice des études sibériennes à l’INALCO, interviendra dans le cadre des Journées du livre russe et des littératures russophones prévues du 5 au 6 février 2016 à Paris, dont un volet sera consacré aux écrivains sibériens, dont Moldanova, Aïpine et Doïdou.

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