Natalia Turine : « La culture russe dans la peau »

Éditrice, auteur, photographe et animatrice 
télé, Natalia Turine vient d’éditer en France 
un recueil de nouvelles d’écrivains russes

Natalia Turine nous reçoit à Paris sur son « lieu de travail », un appartement haussmannien épuré : un appareil photo sur son trépied, une bibliothèque baroque, un coffre russe.

Crédit : Public Sénat 

RBTH : Natalia, selon quels critères avez-vous choisi les auteurs  de votre recueil ?

Crédit : service de presse

Natalia Turine : Sur la couverture sombre de ce livre est dessiné un couperet, une guillotine. Pour moi, la guillotine c’est quelque chose à quoi un écrivain doit être confronté. Quand il écrit, il doit être prêt à devenir célèbre peut-être, placé sur un piédestal, mais ce piédestal peut être aussi un échafaud, nul ne le sait... Je veux dénicher ces gens qui ont des choses qui dérangent à dire, qui sont différents et qui n’ont pas la patience ni les moyens de faire ce long chemin de croix qu’est la fabrication d’un livre, avec ses multiples étapes. Ces gens-là méritent de vrais livres et n’auront pas de seconde chance.

Avec ce recueil, leur donnez-vous une chance de se faire connaître ?

Je ne prétends pas leur donner une chance, non, ce sont eux qui me donnent la chance de les connaître et de les faire connaître. C’est pourquoi j’ai proposé à Alla Demidova, Mikhaïl Chichkine ou Dimitri Bykov, entre autres, de les publier en France.

Quels sont les auteurs russes, d’après vous, qui peuvent prétendre à un large public français ?

Des auteurs tels que Limonov, (qui connaît un regain de popularité depuis le livre d’Emmanuel Carrère), ou Sorokine, dont les œuvres ont été traduites, ont un certain succès en France, mais je doute que les lecteurs français entrent massivement dans ces univers très russes. Cela peut être une sorte de mode, sans véritable adhésion. Quant aux œuvres de Maxime Kantor, elles font appel à des références culturelles compliquées. Avec sa satire de l’establishment moscovite, il a créé une polémique en Russie. Ni d’un parti ni d’un autre, il est inclassable, et ne parle pas directement à un large public occidental.

Ce livre porte le beau titre de Nostalgia. La nostalgie est-elle une singularité du peuple russe ?

Le terme n’est pas russe, mais dès qu’on n’est plus en Russie, on est dans un état de nostalgie terrible ! On ne s’acclimate pas vraiment à un autre monde ; même si on s’assimile et fait semblant, il y a toujours quelque chose qui nous ronge, chez nous les Russes. Dans les années 70, on retirait le passeport à quelqu’un qui quittait la Russie, comme si le citoyen qui partait allait devenir un ennemi de son pays. Aujourd’hui on peut revenir. Moi encore aujourd’hui, quand je traverse la frontière, j’ai ce petit serrement de cœur, c’est animal, c’est dans nos tripes.

Nostalgie du pays ou nostalgie du passé ?

Les deux se confondent. Dans la nouvelle d’Elena Pasternak, qui décrit avec finesse et nuance le monde de son enfance, la maison où elle vivait avec toute sa famille, on retrouve cette nostalgie du passé, brutalement confrontée à un basculement de ce bel équilibre. Les frontières sont ténues entre la nostalgie de ce monde perdu, la résolution de retrouver des repères, et l’espoir d’un monde nouveau sans renoncer au passé.

De même, la nouvelle d’Edouard Limonov met en scène deux demi­-frères dont c’est la première rencontre. Elle porte en elle toute la nostalgie d’un monde quasi­ pastoral face à un univers urbain qui n’est pas dénué de poésie mais apparaît médiocre et vaguement effrayant. Que va-­t­-il sortir de cette rencontre ? Il y a de surcroît, dans presque toutes ces nouvelles, des errances, des grands lieux vides et désaffectés, et des figures parentales très présentes qui sont à la fois ancrées dans le passé et poussent au rêve.

Et pourtant, un irrésistible aimant a attiré de nombreux Russes hors de leurs frontières...

Si, grâce à tous ces écrivains, je parle de nostalgie, c’est parce que nous tous, nous faisons partie de la génération qui voulait partir librement. Nous avons appris les langues étrangères sans jamais sortir de chez nous, nous avons appris à connaître la littérature française – parfois mieux que les Français eux-mêmes, oserai-je dire – sans jamais, par exemple, avoir vu les lieux où se déroulait tel ou tel roman. Nous connaissons l’architecture italienne sans jamais avoir mis les pieds en Italie. Bref, nous étions très curieux de voir ce qu’il y avait à voir ! Et de vivre cette liberté, dans ce paradis sur terre qu’était l’Occident.

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Ce désir de « paradis sur terre » n’était-il pas utopique ?

Il y avait toujours des « ambassadeurs clandestins » qui nous ramenaient des livres de chez vous, des magazines, des vêtements, mais on voulait vivre dans cette beauté, dans cet autre climat. On avait de l’Occident une idée beaucoup plus intellectuelle qu’il ne l’est vraiment.

Ceci éclaire-t-il le sous-titre un peu déroutant de « mélancolie du futur » ?

Oui, c’est cela notre nostalgie, la mélancolie du futur : on rêvait d’un monde dont on savait qu’il existait là-bas, et que peut-être un jour il nous serait donné d’y aller. Maintenant, on sait qu’effectivement, ailleurs, il y a un autre monde, et qu’il n’est pas meilleur, il est différent.

Aujourd’hui après plus de vingt ans passés en France, diriez-vous que vous vivez dans une double appartenance ?

C’est un concept européen que la double appartenance. Moi, je suis russe. Je fais la différence entre nationalité et citoyenneté. On peut critiquer son pays, et revendiquer sa nationalité. J’ai un passeport français. Mon passeport, c’est mon état « civil », mais je suis de culture russe. L’Occident ne nous fait plus rêver. Nous n’avons plus de rêves, nous allons peut-être commencer à vivre pour de vrai...

Volume du marché russe

Née dans une famille de diplomate russe, Natalia Turine vit en France de 1973 à 1980, puis fait des études à l’Institut des langues étrangères de Moscou. Par la suite, sa carrière fait de nombreux aller-retours entre la France et la Russie. Elle intègre en 1987 la chaîne de télévision russe Gosteleradio, puis rentre en France et collabore à l’ex-Antenne 2 (l’émission de Thierry Ardisson) et FR3. De retour en Russie en 1995, elle travaille pour la télévision d’État et publie dans le magazine littéraire russe Snob ses premières nouvelles et ses photographies.

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