Kirill Serebrennikov Crédit : service de presse de Gogol Center
Kirill Serebrennikov est de ces metteurs en scène qui troublent en permanence l’ordre public. Il possède en Russie la même aura de provocateur que Lars von Trier en Europe. Ainsi, son intérêt pour le chef de file du « Dogme » danois semble tout sauf accidentel. Au Gogol Center, que Serebrennikov dirige depuis deux ans, transformant un théâtre délaissé et ennuyeux dans les alentours d’une gare en centre artistique moderne, est sortie une trilogie toute entière consacrée à des films européens marquants transposés sur la scène contemporaine russe : Rocco et ses frères de Visconti, La peur dévore l’âme de Fassbinder et Les Idiots de von Trier.
Dans cette mise en scène, Serebrennikov s’est efforcé de suivre le manifeste du Dogme, dont les membres ont renoncé aux illusions que le cinéma rend possible au profit d’une représentation fidèle de la réalité : il n’a utilisé ni accompagnement musical, ni éclairage spécial, etc. Mais au théâtre, impossible d’échapper aux conventions : la décoratrice Vera Martynova définit le lieu de l’action à l’aide de rouleaux de scotch, comme dans Dogville, des poubelles bleues représentent l’eau d’une piscine, et les amoureux portent des chaussures de scène. Mais surtout, le metteur en scène a transposé le sujet d’une intrigue psychologique dans une intrigue sociale, et livre un avis très cru sur l’état de la société russe contemporaine.
Dans l’adaptation théâtrale du jeune dramaturge Valery Pecheïkine, tout est plus cruel que dans l’œuvre originale. La Russie a de gros problèmes de tolérance, et les jeunes maximalistes sont prêts à aller jusqu’au bout dans leur protestation, broyés à mort par l’intolérance de la société. L’un d’entre eux devient fou, l’autre est emprisonné, le troisième, après avoir aspergé d’acide le portrait d’un politicien célèbre, est tué par des ouvriers qui ne comprennent pas la plaisanterie.
Une scène du spectacle Les Idiots de Kirill Serebrennikov. Crédit : service de presse du Gogol Center
Les héros de Lars von Trier deviennent des artistes-activistes radicaux rappelant le groupe artistique russe « Voïna ». Ils volent dans les magasins, organisent des provocations dans des lieux publics, insultent leurs clients riches et refusent ostensiblement de recevoir de l’argent.
Les auteurs du spectacle rajoutent encore un peu de sel en s’attaquant aux plaies sociales les plus sensibles : l’homophobie et la « chasse aux sorcières » (l’une des scènes parodie le procès des jeunes femmes de Pussy Riot, jugées pour leur « prière punk » dans une cathédrale). Le thème du procès injuste sert de fil rouge à l’histoire : tous les membres du groupe passent derrière les barreaux.
Cependant, ce n’est pas à une révolution politique qu’appellent les « Idiots », mais à une libération intérieure, et la pièce se fait l’avocat de « l’autre », celui qui ne peuvent y parvenir seuls. En effet, en Russie, les homosexuels ne sont pas les seuls à souffrir de discrimination : les invalides, les autistes, les malades en souffrent également. On s’efforce de ne pas les remarquer, de les parquer dans des ghettos médicalisés où ils ne dérangeront pas les autres citoyens. Durant le final, l’héroïne, Oksana Fandera, danse avec des artistes trisomiques. Leurs visages sincèrement radieux rendent cette scène incroyablement forte, car elle montre la vérité, sans mascarade et sans artifices.
Réagissez à cet article en soumettant votre commentaire ci-dessous ou sur notre page Facebook
Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.
Abonnez-vous
gratuitement à notre newsletter!
Recevez le meilleur de nos publications directement dans votre messagerie.