Balades avec Brodsky

Crédit : Victor Vassenin / RG

Crédit : Victor Vassenin / RG

À la veille du 75e anniversaire de la naissance de Joseph Brodsky, RBTH publie un entretien avec Elena Iakovitch, réalisatrice d’un film sur le poète, tourné peu avant son décès.

En 1993, les réalisateurs Elena Iakovitch et Alexeï Chichov, ont tourné un documentaire en deux épisodes intitulé Balades avec Brodsky. Dans ce documentaire, Joseph Brodsky se promène dans Venise, montre ses endroits préférés et médite sur sa patrie, sur la culture et la politique, sur la poésie et la philosophie, sur le temps et sur lui-même.

C’est la seule fois où ce grand poète du XXe siècle, prix Nobel de littérature, a été filmé par la télévision russe. Rossiskaïa Gazeta s’est entretenu avec Elena Iakovitch.

Rossiyskaya Gazeta : Comment le destin vous a-t-il mené jusqu’à Brodsky ?

Elena Iakovitch : Je travaillais à l’époque pour Literatournaïa gazeta et, à ce moment-là, les archives qui étaient jusqu’alors classifiées, ont été ouvertes au public. Cela nous a permis de consulter les documents sur le « procès Brodsky » de 1964 à Leningrad, ainsi que la correspondance frappante de 1987 entre les dirigeants du parti concernant la remise du prix Nobel au poète.

La perestroïka battait son plein, mais, comme par inertie, ils se demandaient sérieusement s’il fallait informer le pays de la remise du prix Nobel à Brodsky au travers de la presse soviétique. J’en ai fait une page entière pour Literatournaïa gazeta et j’ai eu cette idée folle de demander à Brodsky de commenter ces documents.

Nous avons trouvé son numéro mais Brodsky nous a répondu très poliment que le seul commentaire qu’il pouvait nous donner, c’était que cela ne méritait aucun commentaire. Il pensait que c’était précisément parce que les dirigeants se consacraient à de telles sottises que tout s’était effondré.

Alors soudain, je lui ai demandé s’il accepterait qu’on tourne un film sur lui. Il a répondu poliment : « Pourquoi pas, un jour… ». C’était clairement pour se débarrasser de nous.

Seulement à cette époque, au début des années 1990, tout semblait possible ! Nous avons proposé l’idée du film à un ami de Brodsky, le poète Evgueni Reïn. Et tout s’est décidé d’un coup : ce serait tourné à Venise, car la ville est belle et avec son essai Quai des incurables, nous avions un scénario tout prêt (du moins, c’est ce que nous pensions à l’époque). Nous avons donc tous ensemble écrit des lettres à Brodsky.

Reïn a écrit la sienne, le ministre de la Culture Evgueni Sidorov et mon co-auteur Alexeï Chichov, au nom de la télévision. Comme nous l’avons appris ensuite, ces lettres ne lui sont jamais parvenues et comme nous étions toujours sans réponse deux mois plus tard, nous lui avons téléphoné avec Reïn. Et il a accepté, très facilement et simplement : « En octobre, je serai en Italie, alors venez », nous a-t-il dit.

RG : Quelle impression Brodsky vous a-t-il faite ?

E.I. : Il était très beau et élégant dans son imperméable froissé chic et son Borsalino, comme l’a fait remarquer Reïn, nous ne connaissions pas encore tous ces mots à l’époque. Il fumait sans cesse des Merit, ses cigarettes préférées, et plaisantait : « La famille italienne, c’est une maman, un papa et la grappa ».

Balades avec Brodsky.

Vous aviez tout de suite et inconditionnellement l’impression de côtoyer un génie. À l’égard de Brodsky, cela paraît presque banal, mais c’était vrai même pour ce qui ne concernait ni son art ni son prestige ; chacun de ses gestes et de ses mots interpellait par son génie, comme une décharge électrique.

Discuter avec lui demandait toute votre énergie, mais aussi le respect de la distance. Nous avions l’impression qu’il suffirait d’une question déplacée, d’un pas de travers pour que la conversation se termine.

RG : Brodsky disait que Venise était une ville qu’il avait toujours voulu montrer à quelqu’un, partager, plutôt que de la regarder soi-même...

E.I. : Il nous a dit une fois : « Si vous saviez à quel point je suis content de montrer enfin Venise à des Russes ! ». Ce fut l’unique fois où je lui ai demandé de répéter quelque chose pour la caméra. Mais il a refusé.

Il était impossible de le suivre, tellement il courait à travers Venise. Au troisième jour, je crois, il a voulu nous montrer son église préférée, un enterrement s’y déroulait. L’expression de son visage a soudain changé et Brodsky nous a dit : « Si vous entrez, vous verrez la mise du corps dans la gondole funèbre ».

Sauf qu’avec lui, rien n’arrive par hasard. Personne ne pouvait alors imaginer qu’il serait enterré à Venise et qu’en filmant la gondole qui se dirigeait vers le cimetière San Michele, « l’île des morts », nous filmions la cérémonie funéraire dont il allait lui-même être le protagoniste.

RG : Quelle a été la réaction de Brodsky quand le film et l’équipe de tournage ont reçu le prix le plus prestigieux de la télévision russe ?

E.I. : Il a dit : « Il y a trop de moi dans le film, il aurait pu y avoir un peu plus de Venise. Mais la musique est superbe ». Je ne sais pas comment il a réagi au TEFI. Nous l’avons, bien sûr, appelé, car la remise du premier TEFI de l’histoire russe a eu lieu le 24 mai 1995, le jour de son anniversaire qui s’est avéré d’être le dernier.

Extraits de l’entretien. Source : Rossiyskaya Gazeta

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