Alexeï Guerman : « Notre culture s'est flétrie »

Crédit photo : Ekaterina Chesnokova/RIA Novosti

Crédit photo : Ekaterina Chesnokova/RIA Novosti

Le film d'Alexeï Guerman « Sous les nuages électriques » figure dans le groupe des sept films composant le programme principal de la Berlinale, à côté des œuvres de Greenaway et de Malick.

Il était important pour vous de participer au Festival de cinéma de Berlin ?

Dans le monde, les trois festivals de cinéma les plus importants et qui ont une influence sur le destin des films sont ceux de Cannes, de Berlin et de Venise. Pour tous les films, ce facteur est essentiel, mais pour nous il revêt une importance particulière, il nous donne un petit espoir que ce film sera projeté en Russie. Qu'il attirera l'attention des cinémas, de la télévision, puisqu'il ne faut pas oublier que nous sommes dans la première sélection, aux côtés de grands maîtres tels que Greenaway et Terrence Malick. Cela signifie au moins qu'il a été très apprécié.

Avez-vous eu des problèmes avec la distribution du film parce qu'il est en coproduction avec l'Ukraine ?

Oui, le film sort au plus fort de la crise. Beaucoup de distributeurs se méfient d'un projet russo-ukrainien. C'est le cas des deux côtés de la frontière. Je sais qu'en Russie il n'y aura aucun obstacle à la projection du film, mais la situation économique est telle qu'il n'y a pratiquement pas de demande pour un film si « complexe », bien qu'à mon avis il soit tout à fait compréhensible.

Mais nous aurons des ventes à l'international, nous avons déjà des propositions de distributeurs européens, dans quelques jours nous devons signer un contrat avec l'une des plus grandes chaînes de télévision européennes. Nous comptons aussi sur les pays asiatiques.

Bien sûr, la situation actuelle m’attriste, mais ce n'est pas à cause de mon film. J'envisage les problèmes de façon plus large, à mon avis, le cinéma doit être un territoire de collaboration, de dialogue, quelles que soient les vérités diamétralement opposées que puissent professer les cinéastes. Et dans tous les cas, je ne voudrais pas que notre film serve d'arène pour clarifier les relations politiques. Au contraire, il pourrait être l'un des rares exemples de coopération réussie entre les cinémas ukrainien et russe.

Pourquoi avez-vous décidé de collaborer avec vos collègues ukrainiens ?

Non seulement avec mes collègues ukrainiens, mais aussi polonais, qui ont aussi apporté leur contribution. Il est difficile de faire un film d'auteur de qualité tout seul. En ce qui concerne l'Ukraine, c'est là que nous avons trouvé l'emplacement pour notre film. Et en plus, il y a de cela quelques années, on avait l'impression que l'avenir était dans la production commune entre nos deux pays.

À la base du film, il y a sept nouvelles qui, sans se mélanger les unes aux autres, ont des points communs. Au final, elles « se lisent » comme les chapitres d'un livre sur notre présent …

Curieusement, bien que nous ayons filmé l'histoire des habitants d'un espace resté après l’Union soviétique, le film parle non pas « d'aujourd'hui » mais de la vie « en général ». Et la question ne concerne pas chaque épisode en particulier, mais plutôt l'époque à laquelle nous vivons, l'image d'une époque qui est faite de combinaisons absolument paradoxales. La contemporanéité est fragmentée. Elle est comme une mosaïque. C'est pourquoi il ne faut  pas filmer, par exemple, uniquement des riches ou bien des pauvres. Nous avons voulu que le film soit d'un côté polyphonique, de l'autre, authentique.

Ce n'est pas un film qui lutte contre quelqu'un ou contre quelque chose. Il parle de notre perception du monde à tous, il montre que nous cherchons tous à résoudre des problèmes similaires. Il parle de beaucoup de choses. De différentes générations qui sont diamétralement opposées. Des « questions russes » qui n'ont pas disparu et qui sont, dans la majorité, toujours importantes pour la culture mondiale parce que nous avions notre point de vue, comme nous en avons un pour tout, et qu'il est différent du point de vue romano-germanique et anglo-saxon.

Les héros du film, du travailleur immigré à l'architecte de renom, ont un point commun : ils sont ceux que la culture russe étiquetait comme les « gens superflus »...

Oui mais ils luttent pour quelque chose et arrivent à quelque chose : le travailleur immigré essaie d'apprendre la langue et de sauver une femme en détresse. L'architecte idéaliste, joué par le musicien et acteur belge Louis Franck, tente d’achever la construction d'une maison qu'un oligarque lui avait commandée peu avant sa mort.

La fille de cet oligarque, qui est venue avec son frère de l'étranger passer une semaine en Russie, est finalement restée et a repris les affaires de son père. Le guide qui travaille dans un minuscule musée n'arrive pas à se faire à l'idée que celui-ci va être détruit. Ils essaient de toutes leurs forces de ne pas abandonner, de rester eux-mêmes.

L'an dernier, Louis Franck a créé le projet musical Atlantide, une sorte d'hommage à l'époque soviétique. Etes-vous nostalgique de ce temps-là ?

Louis Franck est un antimondialiste, il exprime plutôt sa nostalgie d'un monde chimérique, mais pas inventé. Un monde pas en plastique, différent des autres.

Pour moi, c'est la nostalgie de l'ancienne puissance de l'art et de la culture russes. Ces dernières décennies, nous ne faisons que perdre nos positions culturelles. Dans tous les domaines de la culture, il se passe la même chose : tout devient moyen, se dégrade. Nous avons de moins en moins d'envolées culturelles.

Pour qu'il y ait beaucoup de gens talentueux, il faut un environnement adéquat, il faut que les ascenseurs sociaux fonctionnent et qu'il y ait une réelle concurrence dans les projets. Regardez autour de vous, le mot esthétique au sens large du terme n'existe pas dans ce pays.

Si on parle de cinéma, beaucoup espèrent que le cinéma russe sera sauvé en partie par les scénaristes d'Hollywood.

Aux États-Unis, il y a approximativement 15 000 scénaristes, seuls 200 d'entre eux sont réellement talentueux. Ils écrivent tous, et ils n'ont pas le temps de penser à partager leur expérience dans la lointaine Russie. Et je ne suis pas sûr que l'on puisse transposer mécaniquement une expérience extérieure dans un paysage national complexe.

Malheureusement, nous empruntons à l'Occident non pas les bonnes choses, mais des « formats ». En plus, nous ne sommes pas seulement devenus formatés, mais formatés à la provinciale. Nous nous demandons sans arrêt : « Comment c'est à Londres, à New York ? ». Et nous essayons de les copier. Mais c'est stupide par définition, nous ne serons jamais comme Londres ou New York, et nous n'en avons pas besoin.

Nous avons tellement de problèmes qu'il est grand temps de former une « équipe de pompiers ». Parce que nous sommes réellement en train de prendre feu. On enseigne mal, il n'y a aucune synergie parmi les jeunes, nous comprenons mal ce qu'il y a de bon dans la culture mondiale.

Et il me semble que si vraiment on nous amenait quelqu'un ici, il faudrait que ce soit des génies qui soient capables de nous « donner de l'énergie », et pas des professionnels médiocres. Aujourd'hui, il faut éduquer de nouveaux Stanislavski, Tchekhov...

Notre culture s'est flétrie, c'est là notre problème. Et pour qu'elle ne le soit pas, elle doit être différente. La force réside dans la différence.

Entretien initialement publié sur le site de Rossiyskaya Gazeta

 

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