À la découverte de débits de boissons d'un autre âge

Crédit photo : Rouslan Soukhouchine

Crédit photo : Rouslan Soukhouchine

La tradition de consommation d'alcool en Russie, vice condamné et vertu célébrée du pays, n'existe presque plus. Pour en traquer les derniers vestiges, La Russie d'Aujourd'hui s'est rendue dans les débits de boissons les plus anciens et les plus authentiques de la capitale, absents des guides touristiques chics.

Notre langue ne compte aucun mot permettant de décrire avec précision un débit de boissons russe. Avant l'ère soviétique, l’État détenait le monopole de la production d'alcool, et les russes pouvaient acheter des vins et des spiritueux dans des débits de boissons appelés kabaks.

Pris d'assaut par des clients qui voulaient s'enivrer rapidement, les kabaks ne pouvaient pas être des bars confortables, où l'on viendrait faire connaissance et se donner rendez-vous chaque jour, comme dans un pub anglais ou irlandais.

En outre, la classe moyenne russe fréquentait rarement les kabaks, et préférait boire du vin au restaurant.

Suite à la révolution bolchevique, la plupart des établissements ont fermé, à cause de la lutte contre l'alcoolisme. De petits débits de boissons ne sont apparus qu'après la Seconde Guerre mondiale. À mi-chemin entre un bar et un café, ils s'appelaient « pivnaïa » (« maison à bière ») ou « ryumochnaya » (« maison servant des shots »).  

Au menu, de l'alcool fort, des la bière et des amuse-bouche : légumes au vinaigre, sandwichs à la saucisse et « canapés de hareng », c'est-à-dire du hareng en conserve sur du pain de seigle. Ces endroits attiraient des gens divers issus de toutes les classes, et ce pour trois raisons.

Premièrement, ils servaient l'alcool sous forme de portions. À l'époque, la vodka coûtait cher et tout le monde ne pouvait pas en acheter une bouteille entière. Mais pourquoi ne pas la boire en portions chez soi ?

Deuxièmemt, le risque de mettre sa femme en colère et les voisins prêts à accuser un autre alcoolique de ternir l'image du citoyen soviétique. Souvenez-vous que beaucoup vivaient dans des appartements collectifs, où croiser ses chers voisins était inévitable.

Le ryumochnaya permettait de quitter la hiérarchie sociale, un ouvrier d'usine et un représentant du gouvernement y trinquaient ensemble avant de prendre les transports en commun. C'était la troisième raison.

Ces établissement se trouvaient sur le chemin de la maison, évitant d'avoir à faire un détour pour aller descendre quelques verres avant d'affronter femme et enfants. 

Ces lieux surpeuplés après une journée de travail ne disposaient généralement pas de chaises mais de tables de bar, et tiraient principalement leur revenus du flux rapide des clients, ce qui est encore le cas de nos jours. La plupart d'entre eux sont à présent fermés, les chaînes de restaurants pour la classe moyenne ayant conquis la ville.

Mais ceux qui restent restent très populaires, désormais aussi de par leur statut « culte ». Environ 10 débits de boissons à l'ancienne forment le « Cercle magique » de Moscou, séparés par de longs trajets à pied ; un circuit idéal pour aller dans les bars le week-end.

La Russie d'Aujourd'hui a sélectionné quatre des établissements de boissons les plus en vue, pour donner un aperçu de cette tradition vivante.

Droujba

Situé place Soukharevskaïa et doté d’une enseigne passe-partout Droujba (amitié), ce restaurant sert l'un de ces mystérieux plats russes qui n'en sont pas vraiment, les tcheboureks, des chaussons de pâte non-levée, farcis avec de la viande hachée, frits dans l'huile et du bouillon. Il s'agit en réalité d'un plat turc, très populaire dès l'époque de l'URSS pour faire passer la vodka.

Dans cette pièce peu éclairée et sans décorations, il est rare que la file d'attente ne commence pas à l'extérieur. Outre ce plat unique, on y sert toutes sortes d'alcools, mais le personnel n'a rien contre les visiteurs qui apportent leur propre vodka, pour y mélanger la bière locale, un cocktail soviétique traditionnel appelé « yorsh » (« collerette »), un mélange qui a déjà gâché bien des vies.

Les tcheboureks, servis dans du bouillon brûlant pour 30 roubles (0,75 euros), sont les meilleurs de Moscou : cette tradition culinaire remonte à l'ouverture de l'établissement dans les années 70.

L'usage de trois cuillères pour manger les tcheboureks remonte aussi à cette époque ; deux cuillères servent de baguettes tandis que la troisième permet de boire le bouillon. Impossible de réussir du premier coup ! Voyez ainsi la tache de soupe sur votre manteau comme une preuve de votre passage au Droujba.

Aist

Crédit photo : Rouslan Soukhouchine

À 40 minutes de marche du Droujba, la cafétéria Aist (« La cigogne ») est cachéd entre un pub et un magasin de spiritueux, place Slavianskaïa, près de la station de métro Kitay-Gorod.

Le jour, le quartier fourmille d'employés de bureau, et la nuit, de clubbeurs, car les rues Solianka et Maroseika avoisinantes abritent certaines des boîtes de nuit les plus en vogue de la ville. Les clients du Aist ne sont cependant pas des jeunes. Ici, la plupart ont la cinquantaine, et sont des habitués du lieu depuis l'ère soviétique.

Aist est probablement le ryumochnaya le plus cher de Moscou. Par exemple, 50 grammes d'eau-de-vie coûtent 90 roubles (2,25 euros). Mais c'est aussi le seul à servire dans des assiettes en porcelaine et des verres à shooter soviétique (la plupart de ces restaurants utilisent de la vaisselle en plastique), ce qui sous-entend que les clients n'ont pas l'habitude de casser la vaisselle et de saccager les lieux.

La cafétéria a conservé l'ambiance indolente de l'époque de la Stagnation, quand Aist était fréquenté par les représentants de haut rang du gouvernement ; de l'autre côté de la place se trouve un bâtiment ancien style Art Nouveau, l'ancien hôtel « Boyarskaïa » où séjournaient autrefois le Comité Central du Parti Communiste.

De nos jours, c'est l'administration présidentielle qui occupe les lieux, et aujourd’hui encore, des hommes importants en costume trois pièces viennent ici après 6 heures, quand le soleil se couche derrière le Kremlin, baignant la pièce de 15 m² d'une lumière dorée.

L'un des principaux habitués du lieu est un homme portant un nom russe de femme - Tatiana Vladimir, un travesti d'âge moyen, connu dans Kitay-Gorod pour fréquenter les débits de boissons des environs.

Vêtu soit d'un jogging des années 90 fait en Chine ou de vêtements féminins, Tatiana commande habituellement du cognac au sorbier, et bavarde avec les clients. Parmi les plats proposés, goûtez aux saucisses Ostankino, toujours fraîches et servies avec des petits pois, marque de fabrique de Aist.

En automne 2013, fumer à l'intérieur reste autorisé.

Vtoroe Dykhanie

Crédit photo : Rouslan Soukhouchine

Impossible de parler des bars moscovites sans mentionner le Vtoroe Dykhanie (« Nouveau Souffle »), une cave à boissons qui ne paye vraiment pas de mine, située à un jet de pierre de la station de métro Novokuznetskaïa.

Pour s'y rendre, il faut traverser la rivière avec le tram n°39 en partant de la place Yauzskie Vorota. Rue Pianitski, une enseigne jaune signale au sous-sol une minuscule pièce avec de hautes tables en fer, un sol sale et des canettes en guise de cendriers (là aussi, on peut fumer).

Le nom du bar sous-entend que les clients sont déjà prêts à poursuivre leur beuveries. En effet, tout ce qu’on peut faire ici, c'est boire, car il n’y pas de plats au menu. Le comptoir est décoré de cartes postales figurant les banderoles antialcoolisme de l'ère soviétique, et derrière le comptoir, se trouve une barmaid à la beauté saisissante, qui tranche avec le décor. Elle devient plus belle à chaque verre, figurez-vous.

La clientèle est incroyablement variée : des intellectuels nostalgiques de leur jeunesse, des étudiants, des musiciens, et les incontournables clochards du coin.

« Anatoli. Ravi de faire votre connaissance », un homme aux vêtements miteux, dégageant une odeur prononcée, pose son gobelet d'un geste ferme sur votre table.

Préparez-vous donc à entendre une histoire incroyable sur son passé de pilote d'hélicoptère ou une leçon sur les aquariums, et acceptez de goûter à son « meilleur l'eau-de-vie, importé mais fait maison ». 

Le plus incroyable est qu'en lui demandant plus de détails, vous constaterez que ses histoires sont véridiques ; un peu plus tard, vous pourrez remarquer que ces gens ne sont pas des sans-abri, mais simplement qu'ils adorent venir boire à Vtoroe Dykhanie. 

Nikitskaïa

Crédit photo : Rouslan Soukhouchine

Ce ryumochnaya n'a pas de nom en particulier, il est donc désigné par sa situation au 22/2, rue Bolshaya Nikitskaïa, au coin de l'impasse Khlynov.

Impossible de savoir depuis combien de temps il existe, mais il semble que l'endroit ait gardé sa fonction première : une vielle photo montre qu'une maison de la bière se trouvait déjà ici dès 1914.

Depuis, les lieux accueillent le monde de l'art et de la bohème. Le théâtre Maïakovski (anciennement Paradis) voisin se trouvait juste en face depuis 1886, et le Conservatoire de Moscou avait ouvert ses portes en bas de la rue, en 1866.

Pendant l'époque soviétique, ce ryumochnaya était surnommé Hoochie Coochie Man, quand il devint l'un des points de chute des hippies et des chanteurs-paroliers de Moscou.

Aujourd'hui encore, les élèves du Conservatoire font partie des clients habituels à l'heure du déjeuner, car on sert ici non seulement des boissons, mais aussi de très bons plats russes, préparés sur place.

Pendant longtemps, l'endroit était aussi connu pour ses célèbres habitués : avant la Révolution d'octobre, Konstantin Stanislavski, qui habitait non loin de là, rue Leontievski, venait souvent ; à l'époque soviétique, le jeune Vladimir Visotski devait de l'argent au personnel, pour des boissons et des repas.

Des écrivains et des artistes connus continuent de venir, et on y trouve toujours une table avec la mention « Réservé » - un scandale pour un lieu pareil - mais la table est réservée à Vladimir Orlov, auteur de romans, dans lesquels ce ryumochnaya est maintes fois cité comme le creuset de son inspiration.

C'est également l'un des rares établissements de ce genre où l'on peu s'asseoir à une table, et il est possible d'aller aux toilettes, pour peu que l'on sache qu'ils sont situés au bout d'un couloir sombre, à gauche du comptoir.

Il y a peu, l'endroit était encore fumeur, mais la légende veut que lorsque le gérant du café a arrêté la cigarette, il est devenu interdit de fumer à l'intérieur, et le pas de porte est l'un des rares endroits où vous pouvez fumer votre cigarette en regardant les étoiles... au sommet des tours du Kremlin toutes proches.

Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.

Ce site utilise des cookies. Cliquez ici pour en savoir plus.

Accepter les cookies