« Pour innover, la Russie doit s’affranchir du contrôle de l’État »

TASS
Dominique Fache, administrateur de la Fondation Sophia Antipolis, un parc technologique français de renom, nous parle des sanctions occidentales contre la Russie et du combat du Kremlin pour la modernisation et la diversification de l’économie russe.

Dominique Fache sait comment faire des affaires en Russie et connaît les particularités de la mentalité russe. Travaillant en Russie depuis plus de 20 ans, Fache met l’accent sur l’investissement dans l’innovation, la science, l’éducation et l’énergie.

Depuis 15 ans, fort de son expérience de direction et de gestion chez Schlumberger, SUEK (le plus gros producteur de charbon russe) et Enel, M. Fache est également l’un des experts étrangers les plus influents dans le secteur énergétique russe.

RBTH : En juin, l’UE a prolongé les sanctions contre la Russie. Quelles seront, pour vous, les conséquences pour les entreprises russes et européennes ?

Dominique Fache : Je pense que les sanctions ne sont pas un moyen approprié de gérer la situation pour plusieurs raisons. La première est une simple raison psychologique, car les sanctions sont perçues par de nombreux Russes comme inadéquates, incorrectes.

Les Russes préfèrent tomber dans l’émotion sur ce sujet, et je pense que les sanctions doivent être exercées d’une autre manière, de façon à accroître la coopération et à ouvrir les portes, particulièrement pour les jeunes. Une vraie « sanction » [pour le Kremlin] serait d’ouvrir la porte aux jeunes Russes afin qu’ils comprennent ce que sont réellement la démocratie, la liberté, la possibilité de créer son entreprise. Donc, nous sommes vraiment sur la mauvaise voie.

Et la seconde raison est que les sanctions nous impactent aussi, nous sommes probablement en train de nuire à nos entreprises. Là encore, c’est une sorte de retour de bâton pour les entreprises européennes. Ce n’est pas bon du tout. La métaphore que j’aime utiliser est celle d’un pont : il est très facile de faire exploser rapidement un pont – cela ne prend que deux secondes – mais il faut des années pour le reconstruire.    

RBTH : La Russie pourra-t-elle moderniser son économie en cette période d’isolement économique par les principaux pays occidentaux, de sanctions renforcées et de détresse scientifique (sous-financement, faible exposition mondiale, fuite des cerveaux) ?

D.F.: Rappelez-vous, Albert Einstein a dit que l’innovation s’invente en sortant du monde habituel : « Vous ne pouvez résoudre un problème avec le même type de pensée que celle qui l'a créé ». Donc dans l’ensemble, ceux qui inventent sont ceux qui utilisent d’autres approches de la société existante. Et il est très difficile pour la société russe, fondée sur un pouvoir vertical très fort, d’innover, car l’innovation nécessite ce que l’ancien président russe Dmitri Medvedev a appelé raskrepochtchenié[« affranchissement »]

Il ne peut y avoir de modernisation, d’innovation sans raskrepochtchenié. Et on n’en voit pas dans la société russe actuelle. L’économie se repose sur les grandes entreprises, qui ne sont pas vraiment prêtes pour l’innovation, car l’innovation apparaît dans un monde aux règles du jeu différentes. Prenez, par exemple, le centre Octobre rouge, c’est un bon exemple : ce n’est pas de l’innovation impulsée par le gouvernement. C’est la raison pour laquelle le projet de Skolkovo n’est pas très efficace.

RBTH : Concernant Skolkovo, le centre a dépensé 54 millions de roubles (876 000 euros) pour trois courtes vidéos publicitaires de 60 secondes, 30 secondes et 10 secondes. Ce montant a suscité quelques interrogations, car le prix moyen d’une telle vidéo sur le marché ne dépasse pas 5 millions de roubles (81 000 euros). Est-il raisonnable de gaspiller l’argent public pour financer ce projet, compte tenu des polémiques qu’il soulève et des accusations d’inefficacité (pour ne pas en dire plus)?

D.F.: Au début, j’étais impliqué dans le projet de Skolkovo. J’ai invité Anatoli Tchoubaïs [PDG de Rusnano, groupe spécialisé dans les nanotechnologies] à Sophia Antipolis pour lui montrer comment fonctionnent les parcs technologiques, car il vaut mieux montrer que parler. J’étais également membre de la célèbre commission présidentielle du Kremlin pour le projet de Skolkovo. J’ai démissionné au bout de quelques mois, car il ressemblait vraiment à un village Potemkine [L’expression « village Potemkine » est issue d’un épisode anecdotique de l’histoire russe et désigne un faux village démontable, construit uniquement pour impressionner, ndlr].

Ma position est la suivante : d’abord, il y avait déjà beaucoup trop d’argent à Moscou. Deuxièmement, il faut aller dans les régions, car on peut les développer, et le développement des régions ne doit être ni centralisé, ni contrôlé par l’État. Je peux citer les exemples de Kazan, Kalouga, Novossibirsk ou Tomsk, il faut utiliser le potentiel de ces régions. Et enfin, il faut se demander ce qu’on fait après.

Après le rattachement de la Crimée à la Russie, j’ai posé cette même question : qu’allez-vous faire avec la Crimée ? La Crimée pourrait être l’occasion d’introduire de l’innovation. Donc, je n’ai pas été un supporter de Skolkovo. 

RBTH : Vous avez proposé de développer les technologies de pointe en Crimée, car vous y avez vu un grand potentiel, mais comme le 19 juin, l’UE a introduit des sanctions sur l’investissement et le commerce en Crimée, pensez-vous que c’est une bonne idée d’investir dans cette région actuellement ?

D.F.: J’ai émis cette idée dès le début, il y a un an environ. La Crimée est aujourd’hui ce que la Côte d'Azur [région où est localisée la Fondation Sophia Antipolis, ndlr] était il y a 50 ans. Malheureusement, le projet de départ en Crimée est d’y installer une zone de casinos. C’est une mauvaise priorité et un faux chemin.

Je ne vais pas parler de qui a tort et qui a raison dans la crise ukrainienne. Je dis simplement que la Crimée a du potentiel : elle a un beau climat, de beaux paysages et un énorme potentiel touristique. Mais ce potentiel ne pourra être saisi que dans le futur, et cela va prendre beaucoup de temps.

RBTH : La Russie s’efforce d’améliorer son image à l’étranger et son climat d’investissement, mais la plupart de ces initiatives intérieures et étrangères freinent ces tentatives. Comment la Russie pourrait-elle améliorer son image dégradée sur fond de critiques cinglantes de la part de l’Occident ?

D.F.:  Le problème est qu’il n’y a pas de marketing de la Russie. Personne ne vend la Russie. Oui, la Russie a du potentiel, mais il faut le promouvoir. Si vous regardez ce qui se fait dans le monde, vous verrez qu’en France, en Irlande, ou en Bavière, Catalogne et Californie, par exemple, il y a une équipe de marketing professionnelle. Même en temps de crise, comme aujourd’hui, il faut préparer les outils pour faire cela.

C’est l’une des idées que j’ai avancée au Forum économique international de Saint-Pétersbourg. Qui promeut la Russie ? Y a-t-il une agence qui fait bien ce travail ? C’est ce dont la Russie a besoin aujourd’hui, quand les choses vont mal, quand la crise s’enlise. Donc, il faut préparer ces outils pour renforcer le potentiel de promotion de la Russie.

RBTH : Les sanctions ont produit un effet glaçant sur les entreprises américaines et européennes et ont suscité l’hésitation chez de nombreux entrepreneurs. Certains envisagent de quitter le pays. Comment évaluez-vous l’état actuel du climat d’investissement en Russie, et que recommanderiez-vous aux investisseurs qui comptent quitter la Russie ?       

D.F.: Il y a une blague célèbre sur un gars qui voulait vendre des chaussures en Afrique. Le pessimiste lui a dit qu’il n’y avait pas de marché, car tout le monde marche pieds nus. L’optimiste lui a dit qu’il y avait un énorme marché, car tout le monde était pieds nus.

Donc, à mon avis, le paradoxe est qu’on va en Russie en temps de crise à cause de la mentalité russe : un Russe aura un grand respect pour vous si vous le suivez en temps de crise. Et je pense que c’est le bon moment pour préparer de bons accords. Les affaires normales continuent leur cours malgré les sanctions. Par exemple, Total, un groupe énergétique français, signe des contrats avec Rosneft.

RBTH : Dans l’une de vos interviews, vous avez dit que l’énergie ne sera plus bon marché. Que cela signifie-t-il pour la Russie ?

D.F.: Nous sommes en plein maelström. Nous sortons d’un siècle d’énergie bon marché dans le monde, y compris en Russie [Il a commencé en 1920, quand la Commission d’État pour l’électrification de la Russie (GOELRO) prépara un plan pour la reconstruction fondamentale de l’économie nationale fondée sur l’électrification, ndlr]. En fait, l’énergie bon marché a permis à la Russie de développer son industrie de manière exponentielle. Mais c’est fini. Et c’est doublement fini pour la Russie, car le modèle soviétique est mort.

Tout le monde comprend qu’il faut passer à un autre modèle. Mais le problème est que l’infrastructure du pays n’est pas prête à accepter ce modèle. Ce contrôle, ce pouvoir vertical hérité de l’Union soviétique et toujours en vigueur en Russie, n’est pas très adapté au modèle potentiel de développement global d’une nouvelle économie.

Aujourd’hui, nous passons au second modèle, plus démocratique et décentralisé, et nous sommes au milieu du fleuve. Nous ne savons pas encore ce qui se passe exactement. Mais nous savons que le problème, c’est le pouvoir central et les grandes entreprises. La prochaine étape serait d’essayer d’imaginer le futur, ce que nous allons faire dans 50 ans.

RBTH : Quelles sont les principales caractéristiques de ce second modèle dont vous parlez ?

D.F.: Si vous regardez la carte de la production d’énergie au Danemark, vous verrez que nous sommes à la veille de changements majeurs du modèle économique qui auront un impact sur nos vies et notre énergie et mèneront à la décentralisation. Cela implique une réduction de la capacité électrique : si vous regardez la carte du Danemark il y a 30 ans, vous verrez  une vingtaine de centrales, aujourd’hui, vous y verrez 3 000 centrales. Donc, c’est une forme de décentralisation. 

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